Le corps et l'infertilité
Je connais peu de personnes qui sont satisfaites du corps que la nature leur a donné. Mais l’épreuve de l’infertilité fait prendre une tout autre dimension aux complexes habituels qu’on peut avoir sur sa taille ou ses cheveux. Avant d'y être confrontée, je considérais mon corps comme une machine qui se devait de fonctionner. Je ne lui prêtais pas d’attention particulière, voire manifestais de l’impatience s'il ne répondait pas à mes besoins.
L’infertilité m’a fait prendre conscience du fait qu’un corps qui fonctionne n’est pas une évidence. Je ne suis pas malade, mais une de ses fonctions naturelles, enfanter, ne sera peut-être jamais mise à contribution. Je précise que je ne peux pas parler au nom des femmes atteintes d'endométriose qui souffrent des douleurs qui semblent aussi terribles qu'elles sont peu connues.
La crise a été majeure pour moi. J’ai encore plus haï ce corps qui me faisait défaut, comme d’habitude, me semblait-il. J’ai vécu comme une humiliation personnelle, au plus profond de ma chair, de voir des femmes qui ne prennent pas soin de leur corps – anorexiques, fumeuses – tomber enceintes, et des couples concevoir un enfant dans les premiers mois qui suivaient leur mariage, alors que mon ventre restait désespérément vide.
J’avais rêvé de m’arrondir en portant notre enfant, c’est le contraire qui s’est passé : j’ai perdu 10 kilogrammes en quelques mois sans le vouloir et sans même m'en rendre compte. Comme si mon inconscient avait contrôlé mon corps pour lui faire proclamer au monde : « Voyez, je ne suis pas enceinte et ne le serai peut-être jamais. »
Chanter avait été ma grande joie mais, sous l’effet de la détresse, et peut-être pour me signaler que mon corps ne pouvait plus être haï et ignoré, ma voix s’est brisée et je n’ai plus réussi à chanter. Être rappelée à ce qui jadis avait fait ma joie était trop douloureux, et j’ai donc cessé d’écouter de la musique.
Je reste aujourd’hui fascinée de voir à quel point le corps et la voix sont les reflets de l’âme, combien le corps nous parle. J’ai compris que je ne pourrai vivre qu’en le considérant comme mon meilleur ami, qu’en l’acceptant tel qu’il est, avec ses limites. J’ai compris que je devais l’écouter et être tolérante avec lui. L’indulgence envers ce corps qui n’est pas parfait – lequel l’est ? – est salutaire. La crise m’a forcée à m’intéresser à celui que je considérais comme un compagnon encombrant et imposé, à en prendre conscience. D'autre part, j'ai su que je ne pourrai recommencer à chanter qu'en me laissant à nouveau être heureuse. La géniale soprano sud-africaine Pretty Yende a dit très justement : « Une belle voix n'a rien à voir avec le fait de boire du thé au miel et de parler bas. Quand vous êtes heureux de l'intérieur, votre voix se fait le miroir de ce bonheur » (« A beautiful voice is not at all about drinking tea and honey and not talking too loudly. When you're happy on the inside, it shows in your voice. »)
La réconciliation a confirmé mon choix d’arrêter la médicalisation de notre désir d’enfant. Refuser les traitements était une protection. Les continuer aurait contribué à annihiler mon corps toujours un peu plus, à le faire souffrir pour le punir de ne pas me donner ce que je voulais.
Je considère aujourd'hui cette paix faite avec mon corps comme un des « cadeaux que m'a fait l'infertilité », dont la blogueuse Mali a dressé une émouvante liste.