Des hommes sans femmes
J’ai terminé un recueil de nouvelles de mon auteur fétiche Haruki Murakami intitulé « Des hommes sans femmes ».
J’aime le style de Murakami, reconnaissable entre mille, limpide et simple. J'aime l'apparente naïveté avec laquelle ses personnages regardent le monde. Son réalisme magique qui lui fait introduire dans un roman des scènes où il pleut des poissons ou des chats qui parlent sans que l’on s’en étonne. Les situations absurdes et drôles qu’il crée : une fille payée pour compter les chauves dans la rue, un homme qui va chercher l’inspiration en restant plusieurs jours seul au fond d’un puits, un autre qui écoute des heures son ami chanter à tue-tête dans son bain une chanson célèbre dont il a réécrit les paroles. J'aime sa nostalgie des choses qui ne sont plus. La fin ouverte de ses livres qui force le lecteur à réfléchir à ce qu’il vient de lire. La musique classique et le jazz omniprésents, comme un fil rouge.
J’ai lu un grand nombre des livres de Murakami : la trilogie 1Q84, La fin des temps, La ballade de l’impossible, Kafka sur le rivage, Chroniques de l’oiseau à ressort…
Mais il n’a pas écrit que des romans. Son livre « Underground », par exemple, est un recueil de témoignages sur l’attentat au gaz sarin commis en 1995 par la secte Aum dans le métro de Tokyo. Il fait un traitement très particulier de cet événement : il interroge aussi bien que les victimes que leurs bourreaux. Même dans ces entretiens, son style clair transparaît, si bien que je me demande s’il n’est pas représentatif de la façon de penser des Japonais : les témoignages laissent peu de place au jugement et à l'effusion, mais plutôt aux faits, ils sont racontés avec beaucoup de pudeur, laissant le lecteur se faire soi-même une opinion au sujet de cet attentat. Murakami donne à voir l’irruption de l’inouï et de l’horreur dans le quotidien, un thème maintes fois abordé dans ses romans.
Revenons à « Des hommes sans femmes ». Plusieurs phrases du livre m'ont particulièrement touchée :
« Je pense que les hommes doivent traverser des phases difficiles. (…) Mais c’est quand même mieux si on sait qu’elles vont prendre fin un jour. »
« Je pense que Kitaru est vraiment à la recherche de quelque chose. (…) Mais il n’a pas encore trouvé de quoi il s’agissait. C’est pour ça qu’il ne peut pas réellement avancer. C’est difficile de trouver quand on ne sait pas exactement ce qu’on cherche. (…) Peut-être veut-il simplement être un autre. Être différent de ce qu’il a été jusqu’à aujourd’hui ».
« La musique a le pouvoir de revivifier les souvenirs, avec une intensité et une clarté telles que l’on en est parfois blessé. »
« Je n’ai pas été suffisamment blessé au moment où j’aurais dû l’être (…). J’ai étouffé mes sentiments chaque fois que j’aurais dû éprouver une vraie souffrance. En refusant de l’accepter dans toute son intensité, j’ai évité d’affronter la réalité, aussi mon cœur est-il perpétuellement rempli de vide. »
« Moi-même, j’ai du mal à m’en souvenir. Quel était le degré de souffrance ? Jusqu’à quel point mon cœur était-il endolori ? Ce serait bien si dans notre monde existait un appareil capable de mesurer la souffrance, simplement, exactement. Au moins, ces mesures chiffrées demeureraient par la suite. »
La nouvelle « Des hommes sans femmes », qui a donné son nom au recueil, m’a fait penser de façon criante au deuil de maternité. Il suffit de remplacer le mot femme par le mot enfant :
« Finalement, elle était morte. (…) Pour moi, avec sa mort, ce fut comme si j’avais perdu à tout jamais la part du jeune garçon de quatorze ans qui était encore en moi. »
« Un jour, soudain, vous êtes devenus des hommes sans femmes. Ce jour arrive sans qu’il y ait eu auparavant la moindre allusion ou le moindre avertissement, sans que vous ayez éprouvé de pressentiment ou de prémonition, sans toc-toc, sans petits toussotements. (…) Seuls les hommes sans femmes peuvent comprendre à quel point il est déchirant et horriblement triste d’être un homme sans femmes. D’avoir perdu le merveilleux de l’ouest. D’être privé pour l’éternité (…) de ses quatorze ans. »
« Et dès que vous êtes un homme sans femmes, les couleurs de la solitude vous pénètrent le corps. Comme du vin rouge renversé sur un tapis aux teintes claires. Si compétent que vous soyez en travaux ménagers, vous aurez un mal fou à enlever cette tache. Elle finira peut-être par pâlir avec le temps, mais au bout du compte elle demeurera là pour toujours, jusqu'à votre dernier souffle. »
Merci, monsieur Murakami, de décrire le monde et de nous faire réfléchir à ce qui nous entoure avec tant d'honnêteté, d'intelligence et de poésie.