Les dons du temps qui passe
Cela fait dix ans que j’ai commencé ma vie professionnelle. Je me souviens de mon premier jour, débarquant dans un bureau partagé avec cinq autres collègues qui venaient tous de finir leurs études ou leur doctorat. Je m’en souviens comme le début d’une longue période d’insouciance. Nous formions un groupe très soudé, parce que nous avions tous changé de pays pour notre premier poste et que nous ne connaissions personne dans notre nouvelle ville de résidence. Nous étions jeunes et avions la vie devant nous. Nous ne savions pas où elle nous menait, mais j'avais l'impression que nous pouvions nous y déployer librement pour construire notre futur.
Dix ans plus tard, je regarde avec fascination ce que chacun de nous est devenu. Certains se sont mariés et ont des enfants, d’autres sont restés célibataires. Certains ont acheté une maison, d’autres sont encore locataires d’un appartement. Nous nous sommes aussi, pour la plupart, plus ou moins perdus de vue, du fait de l’éloignement géographique et de vies bien remplies.
Le hasard a voulu que je recroise quelques personnes de cet ancien groupe d'amis récemment. J'y ai pris plaisir. Je n’ai pas eu le sentiment d’être restée en arrière. Je n’ai pas eu peur de devoir me justifier de ce que j’ai construit ou n’ai pas construit dans ma vie. Je n'ai pas craint de faire vaciller mon bonheur conquis de haute lutte en me comparant aux autres. Je n'ai pas non plus tenté coûte que coûte de faire comprendre ce que j'ai vécu. Cela n’aurait pas été le cas il y a encore deux ans. Cette assurance me fait prendre la mesure des progrès réalisés.
Certaines personnes m’ont récemment avoué qu’elles ne comprenaient pleinement ce que j’avais traversé qu'aujourd'hui, après coup, maintenant que je peux en parler presque sans émotion. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Nous sommes toujours pudiques quand nous parlons de nos peines, pour ne pas accabler les autres et parce que les mots ne peuvent rien pour rendre compte des plus grandes souffrances. Il n’y a que les cris, les larmes, le corps qui se dérobe et se disloque, qui puissent rendre compte du déchirement d’une âme : un niveau de communication qui reste cantonné à la sphère intime.
Mais je pense qu’il y a une autre raison qui me fait moins redouter des retrouvailles entre anciens amis : c’est que, l’âge avançant, nous avons tous traversé des épreuves. Nous avons perdu cette naïveté qui m’a si souvent blessée, parce qu’elle était le signe d’un refus d’accepter que tout ne peut pas être contrôlé. Une naïveté qui disait, en filigrane, que nous portions la responsabilité de nos malheurs. Chômage, difficultés professionnelles, grossesses difficiles, parents malades… la vie nous a tous un peu cabossés. Nous portons tous notre croix. Cette croix qui nous donne l’intelligence d’accepter les difficultés que rencontrent les autres et qui est la clé de l’empathie.