Entre naïveté, nostalgie et force
En me promenant à Paris, je suis tombée par hasard sur une place de Montmartre où mon mari et moi nous étions photographiés 14 ans auparavant. En retrouvant cette photo, une fois de retour chez moi, je crois y voir une petite fille, naïve et pleine de certitudes sur son avenir. Je ne sais quoi penser en contemplant ce visage lisse et souriant. Je me sens aujourd’hui à la fois plus forte et plus fragile. Plus forte du fait de mon expérience : j’ai perdu mes illusions et je pense qu’une lucidité confinant parfois à la dureté et au fatalisme me caractérise. Mais aussi plus fragile car cette même expérience a laissé des fractures au plus profond de moi qui ne se résorberont jamais entièrement.
Ces sentiments face au moi d’autrefois me traversent après une nouvelle année au bord de l’épuisement, marquée du sceau d’un travail permanent, d’une violente et douloureuse confrontation familiale, d’un angoissant été caniculaire, mais aussi de nombreux questionnements sur mon couple. A quoi sert-il d’être à deux quand on est empêchés d’avoir un projet commun ? Si je continue d’avancer seule, laissant mon mari à son inaction, ne serai-je pas plus libre et épanouie ? Je me sens entravée par mes peurs alors que je n’ai même pas quarante ans, sans doute parce qu’avancer seule, cela signifie risquer qu’on se perde l’un l’autre. D’un autre côté, il me semble que rien ne saurait être pire que l’immobilité qui m’a gagnée depuis de trop nombreuses années déjà, quand je croyais encore aux miracles (et je ne parle pas ici des enfants). Rien ne saurait justifier que j’entretienne encore une situation qui menace de plus en plus de me faire perdre la raison et toute joie de vivre.
Je me rends compte que l’absence d’enfant dans mon couple donne lieu à des émotions de plus en plus ambivalentes. Je suis nostalgique en voyant les amis qui ont eu leurs enfants au moment où j’en aurais eu si je ne m’étais pas heurtée à l’infertilité, mais je quitte les parents d’un nouveau-né soulagée que ce dernier ne soit pas le mien, me demandant où je trouverais encore l’énergie et l’envie de donner la vie à des enfants qui devront affronter le monde de demain. Voir une femme qui me fait penser à celle que j’étais au moment de mon mariage m’agace : je ne veux pas me rappeler de cette période en l’écoutant parler de ses rêves de jeune fille, qui sans doute se réaliseront contrairement aux miens. Je veux laisser mon envie d’être mère quelque part dans le passé et construire autre chose dont je puisse être fière. J’ai envie de m’inspirer de femmes – mères ou non – qui laissent des traces en dehors des sentiers battus de la maternité.
J’ai lu depuis quelque temps déjà le livre de Mona Chollet « Sorcières. La puissance invaincue des femmes » (traduit en plusieurs langues dont l’anglais). Avec intelligence et délicatesse, il invite les femmes à faire preuve d’ouverture d’esprit pour penser leur avenir, à prendre conscience de leur propre force tout en mettant au grand jour les mécanismes qui les poussent à faire certains choix de vie. La thèse de l’autrice est que la chasse aux sorcières qui a eu lieu en Europe pendant la Renaissance (et non pas du Moyen-Âge comme on l’entend souvent) a contribué à façonner ce qu’est la condition féminine aujourd’hui, et qu’elle a plus précisément permis d’ancrer dans les consciences une image négative de trois types de femmes : la femme indépendante, la femme sans enfant et la femme âgée.
« Si elle n’en a pas l’exclusivité, la célibataire incarne l’indépendance féminine sous sa forme la plus visible, la plus évidente. Cela en fait une figure haïssable pour les réactionnaires, mais la rend aussi intimidante pour nombre d’autres femmes. (…) Rien, dans la façon dont la plupart des filles sont éduquées, ne les encourage à croire en leur propre force, en leurs propres ressources, à cultiver et à valoriser l’autonomie. » « Il ne faut pas sous-estimer le besoin que nous avons de représentations – partagées par la majorité ou issues d’une contre-culture – qui, même sans que nous en soyons clairement conscients, nous soutiennent, donnent sens, élan, écho et profondeur à nos choix de vie. »
« Un homme qui ne devient pas père déroge à une fonction sociale, tandis qu’une femme est censée jouer dans la maternité la réalisation de son identité profonde. » « Les femmes intègrent la conviction que leur raison de vivre est de servir les autres, ce qui augmente encore leur souffrance lorsqu’elles ne peuvent pas enfanter. » « Au cours d’un colloque, alors que je venais de plaider pour que l’on puisse dissocier le destin féminin de la maternité, l’intervenant suivant, un médecin spécialiste des problèmes d’infertilité, a commencé par déclarer d’un air grave que mes propos auraient été « terribles à entendre » pour ses patientes. Cela m’a stupéfiée. Il me semble qu’ils auraient pu leur être d’une certaine utilité, au contraire, si elles devaient finalement échouer à tomber enceintes : elles devraient alors surmonter le regret de ne pas avoir pu réaliser leur désir, mais il n’était pas nécessaire qu’il s’y ajoute le sentiment d’être des femmes incomplètes ou ratées. »
« Au sein de la famille hétéroparentale, les besoins d’une femme doivent toujours s’effacer devant ceux de son compagnon et de ses enfants. (…) Dans les couples les plus progressistes, si cette logique archaïque n’est plus théorisée – ce serait inadmissible-, elle se met en place presque magiquement, lorsque la charge du foyer tombe sur les mères tel un gigantesque éboulis. » « Bien sûr, rien n’interdit à une femme d’avoir des enfants et de se réaliser en même temps dans d’autres domaines. Au contraire, vous y êtes vivement encouragée : en posant la cerise de l’accomplissement personnel sur le gâteau de la maternité, vous flatterez notre bonne conscience et notre narcissisme collectif. (…) Mais alors, vous avez intérêt à avoir beaucoup d’énergie, un bon sens de l’organisation et une grande capacité de résistance à la fatigue ; vous avez intérêt à ne pas aimer trop dormir ou paresser, à ne pas détester les horaires, à savoir faire plusieurs choses à la fois. (…) L’écrivaine Natacha Appanah (…) fait les comptes : « Flannery O’Connor, Virginia Woolf, Katherine Mansfield, Simone de Beauvoir : pas d’enfants. Toni Morrisson : deux enfants, a publié son premier roman à trente-neuf ans. Penelope Fitzgerald : trois enfants, a publié son premier roman à soixante ans. Saul Belloy : plusieurs enfants, plusieurs romans. John Updike : plusieurs enfants, plusieurs romans. ». »
« Ne pas avoir d’enfant, c’est savoir qu’à votre mort vous ne laisserez pas derrière vous quelqu’un que vous aurez mis au monde, que vous aurez en partie façonné et à qui vous aurez légué une atmosphère familiale, le bagage énorme – parfois écrasant- d’histoires, de destins, de douleurs et de trésors accumulés par les générations précédents et dont vous aviez vous-même hérité. (…) Pour autant, cela ne signifie pas ne rien transmettre. (…) La transmission – outre que les enfants ne s’en chargent pas toujours, ou pas forcément d’une façon qui nous satisfait – emprunte de nombreux chemins : chaque existence humaine bouscule une infinité de quilles et laisse une empreinte profonde, qu’il n’est pas toujours en notre pouvoir de cartographier. »
« Les hommes ne vieillissent pas mieux que les femmes ; ils ont seulement l’autorisation de vieillir. » « Plus largement, ce qui semble rédhibitoire dans l’âge d’une femme, c’est l’expérience. (…) La disqualification de l’expérience des femmes représente une perte et une mutilation immenses. Les inciter à changer le moins possible, à censurer les signes de leur évolution, c’est les enfermer dans un logique débilitante. Il suffit de réfléchir une minute pour mesurer l’idéalisation folle qu’implique le culte de la jeunesse. (…) L’enfance se caractérise par une capacité de perception et d’imagination fabuleuse (…), mais aussi par une vulnérabilité et une impuissance franchement pénibles. Il y a une sorte de volupté à mesurer tout ce qu’on a compris, appris, gagné au fil des années (…). »
J’essaie de m’imprégner de ces mots pour avancer et imaginer un chemin encore non exploré.