La dominance de la médecine

Parmi les choix qu’on offre à un couple confronté à l’infertilité, il en est un qui n’est que rarement évoqué : ne pas s’engager dans la médicalisation.
Cela conduit le couple infertile à concevoir son état « incomplet » comme transitoire, donc acceptable aux yeux de son entourage, jusqu’à ce que l’arrivée d’un enfant vienne « normaliser » sa situation, alors même que le taux de succès de l’assistance médicale à la procréation est sans équivoque : une part non négligeable de ceux qui s’engagent dans la médicalisation finiront leur parcours les bras vides. Cet état d’esprit conduit les couples qui finissent sur un échec à se sentir profondément dévalorisés. Ils se demandent pourquoi cette solution qui semble fonctionner pour tant d’autres ne leur a pas permis d’obtenir l’enfant escompté. Ce sentiment est parfois renforcé par les messages véhiculés par d’anciens compagnons d’infortune que la médicalisation a su aider. J’ai été choquée de voir que le blog d’une femme qui décrivait son parcours médical avait été rebaptisé « Je ne suis plus une ratée » après la naissance de son enfant. Est-on vraiment une ratée quand on achève un parcours d’assistance à la procréation sans enfant ?

Le choix de la médicalisation est tout à fait légitime, mais je mets en question le fait qu’il soit présenté au couple comme une évidence et un passage obligé. Je trouve dommage et dangereux de laisser le champ du doute et de la réflexion sur ces questions aux multiples dimensions, touchant à la santé, à la société et à l’éthique, et mettant le couple à rude épreuve, à quelques voix, par exemple celles de certains milieux catholiques traditionnels. Les débats sont souvent polarisés : il y a ceux qui croient que l’assistance à la procréation est la solution miracle et ceux qui rejettent sans distinction toute intervention. Les débats passionnés empêchent toute réflexion posée sur le sujet.

Plus problématique encore à mes yeux, les couples ne sont pas préparés à une vie sans enfant pour le cas où leur parcours médical devrait ne pas aboutir. Les aspects médicaux prenant toute la place et leur énergie pendant les premières années de l’infertilité, ils arrivent souvent en fin de traitements épuisés physiquement et moralement et s’ouvrir à de nouvelles possibilités, à une vie en dehors des sentiers battus, semble insurmontable. J’aime cette expression du blog « The road less travelled », « le chemin moins emprunté » : c’est tout à fait cela.

Le choix d’arrêter la médicalisation est courageux et demande une énergie hors norme. Le soutien provient rarement de l’entourage du couple qui ne comprend pas qu’on se résigne. La blogosphère est remplie de sites qui décrivent par le menu des parcours médicaux, mais semble bien vide pour se préparer à « l’après »… et il faut bien chercher pour trouver des contributions qui redonnent du courage, en particulier des sites en langue française.

Mon mari et moi avons fait le choix d’arrêter la médicalisation assez tôt. Comme la majorité des couples engagés dans un tel processus, nous avancions à vue en prenant les décisions au fil des développements apportés par les différents diagnostics. J’ai essayé, en parallèle, de me familiariser -pas toujours avec succès- avec un « après » sans enfant. Il me semble que le fardeau que représentent les traitements est invisible pour la majorité, d’où la difficulté pour des proches de soutenir un couple qui décide d’arrêter. En ce qui me concerne, le poids des traitements s’est fait ressentir par :
• des douleurs physiques jusqu’ici inconnues, parfois insupportables, anxiogènes, liées à la peur d’avoir une complication (hyperstimulation ovarienne par exemple), et qui ne se sont pas terminées tout de suite avec l’arrêt des traitements ;
• le sentiment d’impuissance de mon mari qui me voyait souffrir sans pouvoir m’aider ;
• le besoin d’en parler à certains proches avec lesquels je n’avais plus d’autres sujets de conversation, parce que cela occupait ma vie, alors que notre intimité est la dernière chose dont j’ai envie de parler avec des tierces personnes ;
• la peur que certaines personnes ne se rendent compte de quelque chose, par exemple au travail ;
• un esprit et une énergie consacrés seulement à cela : les traitements m’ont fait oublier tout ce qui faisait ma vie par ailleurs, travail, passions, loisirs… il m’était impossible de continuer à mener une vie normale quand l’incertitude sur les prochains rendez-vous était toujours présente, quand je devais me cacher au travail pour prendre des médicaments, et quand je tentais d’interpréter chaque signal que m’envoyait mon corps (surtout en deuxième partie de cycle). Or, j’ai rapidement senti le besoin, pour me protéger, de ne pas laisser ce projet prendre le pas sur tout le reste.
• le fait de subordonner notre intimité (et ma santé) aux directives de médecins qui ne nous donnaient que les informations strictement nécessaires sur les procédures à suivre ;
• et surtout, surtout, l’effondrement physique et moral à chaque constat d’échec, d’autant plus fort que l’investissement en douleurs et en contraintes avait été grand.

La médecine est une aide précieuse mais également une souffrance supplémentaire : elle empêche parfois le couple de faire son deuil en repoussant sans cesse ce dernier, en le forçant à aller de décision en décision concernant la poursuite du parcours médical. Certaines femmes choisissent même d’arrêter de travailler pour se consacrer uniquement à leur projet d’enfant : bien que cette décision puisse se justifier pour des raisons pratiques, je n’ose imaginer ce qu’elles doivent ressentir en cas d’échec. Elles prennent le risque de n’avoir plus rien à quoi se raccrocher pour reconstruire leur vie sans enfant, ni travail, ni liens sociaux, ni passions. Pour certains couples, les traitements sont aussi un investissement financier conséquent.

J’admire les couples qui ont tenté 3, 5, 10 cycles de traitements soldés d’échec. J’admire leur résistance, leur optimisme et je me demande où ils ont puisé l’énergie d’y croire à ce point sans se briser. Je n’ai pas eu la force de continuer. La femme portant l’essentiel du poids des traitements, quelle que soit la cause de l’infertilité du couple, la décision reposait forcément en grande partie sur moi. Mon mari l’a acceptée sans jamais chercher à m’influencer, malgré sa peine. Beaucoup dans notre entourage ont pensé que nous avions arrêté trop tôt et n’ont pas compris notre décision. Je pense que cela est très représentatif de notre société qui n’accepte pas l’impuissance, l’échec, la résignation et la perte de contrôle, ce qui rend d'autant plus difficile un tel choix. Les héros sont toujours ceux qui se sont surpassés et ont persévéré et on ne récompense pas ceux qui ont le courage de dire qu’ils n’en peuvent plus. Beaucoup pensent que si l'on y met suffisamment de bonne volonté et de moyens, tout problème peut être résolu. Or la nature est complètement arbitraire et il est illusoire de croire qu'on peut toujours s'affranchir de ses lois.

Je trouve injuste que certains postulent qu’il faut avoir tout essayé avant d’avoir le droit d’abandonner. Notre douleur, notre deuil, n’en sont pas moins grands et dignes d’être reconnus. Ce n’est pas parce que nous avons « baissé les bras » que notre désir d’enfant n’était pas fort et vrai. Chaque couple devrait pouvoir poser sa propre limite, selon sa capacité à endurer les aléas de la vie. Et expliquer au couple qu’on connaît pourtant des gens qui ont donné naissance à un enfant suite à une ou plusieurs FIV n’est absolument d’aucune aide. Chaque cas est différent et en médecine, il n’y a jamais aucune certitude. On sait rarement pourquoi cela fonctionne pour un couple et pas pour un autre : c’est le mystère de la vie et nos connaissances dans ce domaine restent bien modestes.

A un certain stade des traitements, le désir d’enfant nous a fait nous oublier nous-même, il a occupé toute la place, canalisé toute notre énergie, a fait passer la reproduction avant l’amour mutuel que nous nous portions. Notre vie ne nous appartenait plus. On s’entend souvent dire cette expression vide de sens dans ce contexte : « mettre toutes les chances de son côté ». Après l’échec de notre dernier traitement, je me suis demandé quel serait mon plus grand regret : celui d’avoir mis fin à la médicalisation trop tôt ? Ou celui d’avoir passé de précieuses années de ma jeunesse à conditionner mon bonheur à l’arrivée hypothétique d’un enfant, quitte à mettre en péril mon couple et ma santé, et à subordonner chaque partie de mon quotidien à des rendez-vous médicaux ? La décision n’a pas été difficile à prendre. Reprendre le contrôle de notre vie et recommencer à vivre pour nos autres passions, musique, cuisine, voyages, a été un vrai soulagement et nous n’avons pas remis cette décision en question une seule fois depuis.

Voici quelques lectures inspirantes sur le sujet :

Je recommande DeepL pour les traductions.