Le lambeau
J’ai passé ces dernières semaines en compagnie du livre Le lambeau de l’écrivain et journaliste Philippe Lançon, survivant de l’attentat de janvier 2015 contre Charlie Hebdo. Je l’ai parcouru comme un récit dont on relit chaque phrase plusieurs fois pour s’en imprégner et empêcher les mots et les idées de s’envoler, m’étonnant que quelqu’un soit capable de faire le récit de l’horreur et de ce qui lui succède avec tant de délicatesse, de poésie, de retenue et parfois d’humour.
Le lambeau un livre multiple. Philippe Lançon y donne à voir ce qui fait son monde, aussi bien de l’avant que de l’après attentat : le jazz, le journalisme, Bach, Proust, Kafka, Thomas Mann, sans oublier les douleurs physiques et l’hôpital, dont il est devenu partie intégrante pendant plusieurs mois.
C’est aussi un livre sur le deuil, celui de ses amis mais aussi et surtout celui de la personne qu’il était avant l’attentat, et sur la renaissance progressive d’un autre homme. Peut-être le propre du traumatisme est-il, pour ceux qui y survivent, de forcer à la reconstruction.
A propos de la première phrase qu’il a utilisée pour communiquer par écrit avec son frère après l’attentat (sa mâchoire arrachée ne lui permettant pas de parler), Philippe Lançon écrit : « Je l’ai écrite pour me soulager du chagrin que je pressentais : écrire, c’était protester, mais c’était aussi, déjà, accepter. La première phrase a donc eu cette vertu immédiate : me faire comprendre à quel point ma vie allait changer, et qu’il fallait sans hésitation admettre tout ce que le changement imposerait. Les circonstances étaient si nouvelles qu’elles exigeaient un homme, sinon nouveau, du moins métamorphosé, au moral comme il l’était physiquement. »
Au sujet des opérations antérieures aux nombreuses qui ont suivi l’attentat : « De ces infimes péripéties chirurgicales, il me reste deux cicatrices. Elles sont encore visibles, mais elles paraissent, comme tant de souvenirs, effacées par celles qui depuis le 7 janvier les ont rejointes et, en quelque sorte, recouvertes. Ce sont mes cicatrices d’insouciant. »
Enfin, à propos de François Hollande, envieux de sa relation privilégiée avec sa chirurgienne : « Mon premier réflexe est de lui répondre : « Je m’en serais passé. » Mais je ne le fais pas, car, en partie au moins, c’est faux. Cinq mois ont passé et je me suis approprié l’événement, le parcours chirurgical, qui ont fait de moi ce que je suis devenu. Je ne peux me passer de ce qui m’a aussi violemment transformé. »
Philippe Lançon parle également de la difficulté de communiquer sa douleur à autrui et de la tyrannie du positivisme :
« Les patients se taisent souvent face aux impatients. Je les comprends, et je me tais également ; mais il me semble que nous avons tort. Il serait préférable de mettre la tête des autres dans ce qu’ils ne peuvent ou ne veulent ni voir, ni savoir, ni imaginer. Il faudrait le faire régulièrement, concrètement, doucement, froidement, au risque de passer pour un être désagréable, rabâcheur, complaisant, agressif, plaintif, douillet – un être qui rend sourd. Il faudrait d’autant plus le faire que ceux qui écoutent ne comprennent, au mieux, que le tiers de ce qu’ils entendent – quand ils sont de bonne volonté : les mots communiquent mal aux bien portants un travail du corps qui les inquiète et auquel, pour la plupart, ils sont étrangers ; les mots ne semblent pas venir du corps qu’ils cherchent à décrire, et ils n’ont aucune chance de le rejoindre si le patient n’insiste pas. La pudeur, l’orgueil, le stoïcisme ? Autant de vertus célébrées que je crois avoir suffisamment pratiquées pour en sentir les limites, l’ambiguïté, et à quel point elles permettent au monde d’oublier la souffrance de ceux qu’au prix de leur silence il prétend respecter. »
« Tout le monde paraissait croire que dans quelques jours je serais sorti, bon pied bon œil, et que j’allais reprendre le boulot la plume au fusil : tout le monde rêvait. Sauf les autres victimes, les habitués de la chambre et les soignants. Écrire provoque et entretient ce genre de malentendus, certes, mais c’était tout de même curieux, cette bienveillante cécité. On m’écrivait moins pour me rassurer que pour être rassuré : comment un cul-de-jatte pourrait-il l’être, rassuré, par une troupe d’aveugles lui expliquant avec maints soupirs dolents et cris de joie que bientôt il sera sur ses deux jambes ? Lève-toi, imbécile, et tu marcheras ! J’ai commencé à sentir que pour la victime, c’était double peine : elle était responsable non seulement d’elle-même, mais aussi de ceux qu’elle ne devait pas décevoir. Elle devait accueillir et supporter la faiblesse des autres, ceux dont ma rude kiné me dit bien plus tard (…) : « Ne les écoutez pas, ils ne vivent pas dans la réalité. » Ils vivaient pourtant dans un monde qui célébrait par tous ses orifices politiques et culturels le culte de cette réalité. Dans la vraie vie, comme toujours, c’était bidon. La réalité difficile des autres était l’une de ces planètes invivables qu’on aime voir en images, entendre à la radio, lire peut-être, mais où l’on ne pourrait pas respirer une minute. »
« Souvent, Gabriela m’appelait (…) depuis New York. (…) Ce n’était jamais le bon moment, ni les bonnes paroles. Elle continuait de me prêcher l’optimisme désespéré dont elle-même croyait avoir besoin (…). Elle tentait de m’enseigner des façons de guérir qui n’avaient aucun sens pour moi : je suis hermétique aux méthodes Coué ou à la méditation. Elle me parlait d’un type qui s’était fait manger le bras par un requin, d’un autre qui avait été gravement brûlé dans un accident. Les deux avaient écrit des livres exemplaires, à l’américaine, pour raconter leurs « combats », célébrer la volonté, expliquer à quel point l’épreuve les avait rendus plus forts en rendant plus belle la vie. (…) Ces niaiseries volontaristes m’agaçaient d’autant plus que je pouvais à peine parler. »
Sur la douleur et le rapport au corps, Philippe Lançon écrit :
« La sensation de n’être plus qu’un corps apparaît lorsqu’il échappe entièrement à nos désirs et à notre volonté, comme des domestiques qui se mettraient à vivre le jour où, quand on les sonne, ils se révoltent tous en même temps pour dire simplement : j’existe. Le corps est bien tant qu’il sert le maître insouciant, orgueilleux, tant qu’il se fait oublier. Le malaise qui l’envahit le rend autonome, donc plus vivant, mais on n’est pas habitué à cette vie qu’on ne contrôle pas, ne prévoit pas, à cette jacquerie des organes qui se traduit par un incompréhensible embouteillage de sensations. »
De façon inattendue, l’infertilité s’est aussi invitée dans le récit. Je remarque de plus en plus souvent qu’elle parcourt en filigrane de nombreux livres, comme un fil rouge, même si ces derniers portent sur un tout autre sujet. C’était peut-être déjà le cas avant, mais je ne m’en rendais pas compte et les phrases ne franchissaient pas le seuil de ma conscience, non éveillée à ce sujet.
« Marilyn est restée avec moi. Elle ne savait pas quoi dire, mon non plus. J’ai pris mon carnet et je lui ai demandé des nouvelles de Jonathan. Jonathan était son fils. Il était né un an après notre divorce. Son père était devenu le mari de Marilyn. J’ai alors pensé à une coïncidence qui m’avait échappé. C’était ici, à la Salpêtrière, dix ans avant, que nous avions cherché à avoir l’enfant que nous n’avons pas eu. L’hôpital où j’étais plusieurs fois venu me branler à l’aube dans une cabine encombrée de vieux magazines pornos qui ne produisaient sur mois aucun effet ; l’hôpital où je regardais d’autres hommes, embarqués dans la même galère infertile que moi, regarder le plancher et leurs pieds comme des éléments du désastre ; l’hôpital où certains d’entre eux entraient dans la cabine pour ne plus en sortir, car ils ne parvenaient pas à éjaculer ; l’hôpital où nous avions eu quelques rendez-vous dramatiques avec des médecins qui nous servaient une psychologie pour les nuls (« Si vous n’arrivez pas à avoir d’enfant, c’est peut-être parce qu’au fond vous n’en voulez pas ? ») ; l’hôpital où ces mêmes médecins avaient, d’un bâtiment à l’autre, fini par perdre notre dossier. L’hôpital où nous avions cherché en vain à donner la vie était celui où je devais maintenant tout faire pour la retrouver. »
Plus loin, Philippe Lançon relate une scène de ses années d’infertilité : « À cet instant, nous nous disputions à cause d’une fécondation in vitro que nous devions faire et que, fatigué, inquiet, pessimiste, dégoûté par les tentatives d’insémination ratées, je ne cessais de repousser. (…) Depuis un an, le chagrin à domicile était permanent. Ne pas avoir d’enfant tuait lentement notre couple sans que nous en soyons tout à fait conscients. L’échec avait liquidé notre désir et ce qu’il me restait d’estime pour moi-même. »
Le lambeau est enfin un formidable livre sur le pouvoir de l’écriture :
« Sur quoi pouvais-je bien écrire dans cette chambre, sinon sur mon voyage autour de la chambre ? Écrire sur mon propre cas était la meilleure façon de le comprendre, de l’assimiler, mais aussi de penser à autre chose – car celui qui écrivait n’était plus, pour quelques minutes, pour une heure, le patient sur lequel il écrivait : il était reporteur et chroniqueur d’une reconstruction. (…) Gabriela voyait les choses autrement. Elle trouvait que ces chroniques me mettaient le nez dans mon état et m’égaraient dans un labyrinthe dont j’aurais dû sortir. C’était, selon moi, exactement le contraire : en la décrivant ainsi, j’échappais à ma condition. Il m’a fallu atterrir en cet endroit, dans cet état, non seulement pour mettre à l’épreuve mon métier, mais aussi pour sentir ce que j’avais lu cent fois chez les auteurs sans tout à fait le comprendre : écrire est la meilleure manière de sortir de soi-même, quand bien même ne parlerait-on de rien d’autre. »
Je ne m’aventurerais pas à comparer le traumatisme vécu par Philippe Lançon et la douleur à laquelle j’ai fait face pour accepter une vie sans enfant, car cela me semblerait indécent. Malgré cela, beaucoup de ses réflexions et de son ressenti m’ont parlé. Dans les deux cas, il ne s’agit de rien de moins que de chercher à donner à sens à ce qui n’en a pas. Une recherche à laquelle me fait penser l’extrait du poème de Paul Valéry, Palme :
« Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts. »