Le monde du travail
J’ai écrit cet article en février 2020, mais j’ai hésité jusqu’aujourd’hui à le publier, car les problèmes que j’y soulève me semblent bien dérisoires face à l’état actuel du monde. Et pourtant… peut-être est-il justement d’actualité, car pendant les divers confinements, lorsque les écoles étaient fermées, nous n’avons jamais autant entendu parler de la difficulté de combiner vie professionnelle et famille. Eh bien, il me semble que le contraire, combiner « non famille » et travail, peut également représenter une épreuve.
Il y a peu, je discutais avec une collègue qui me disait que le terme de « société », pour elle, est abstrait : dans la vie de tous les jours, ce qui compte pour nous, c’est plus notre entourage immédiat que la « société » en général. Je trouve cela assez juste. Par exemple, je peux dire que les personnes que j’ai côtoyées de près quand je suis passée par les plus difficiles moments de l’infertilité ont toujours été attentionnées, bienveillantes et à l’écoute, et que cela a sans doute participé à me faire remonter la pente plus vite, même si je désapprouve la façon dont la « société » en général aborde la question de la reproduction, c’est-à-dire, par exemple, l’image qu’elle en donne dans la presse, les films ou les réseaux sociaux : illusion d’une parentalité facile, contrôlable et accessible à tous, quasi absence d’alternatives à la maternité dans les futurs possibles des femmes, ou encore idéalisation du rôle de parent.
Mais il y a une exception : s’il y a un endroit où je me suis sentie différente, anormale et incomprise, c’est sans hésitation mon lieu de travail. L’endroit qui a le plus participé à me faire souffrir, c’est celui où je passe la plus grande partie de mon temps. J’affirme même avec force que le monde du travail est absolument impitoyable, voire traumatisant, pour les femmes qui ne peuvent pas avoir d’enfants, et cela pour plusieurs raisons.
La première, c’est que le microcosme professionnel est un petit échantillon du monde dans toute sa diversité, concentré dans un petit espace. Nous pouvons choisir nos amis, nous pouvons parfois décider de prendre nos distances avec les membres de notre famille que nous n’apprécions pas, mais, dans la plupart des cas, nous ne choisissons pas nos collègues ou nos clients. Ainsi, il nous faut inévitablement côtoyer des personnes qui ne partagent pas notre sensibilité ou nos valeurs, et à qui nous préférerions ne pas avoir affaire. Cela n’est évidemment pas propre aux femmes infertiles, mais il me semble que cette cohabitation forcée prend une dimension nouvelle quand elle concerne des personnes qui traversent une épreuve dont elles ne peuvent pas parler, parce que le sujet est trop intime et trop douloureux, parce qu’elles ont peur d’être incomprises, ou encore parce qu’elles craignent que leur hiérarchie ne désapprouve la raison de leurs absences répétées pour honorer des rendez-vous médicaux.
Alors, la femme infertile doit écouter, sans rien dire, un père se plaindre de ses enfants alors même qu’elle vient d’apprendre que son énième tentative pour tomber enceinte vient d’échouer. Elle déjeune parfois avec des parents qui ne parlent que de leurs enfants et ne remarquent pas son silence. Elle passe des journées entières dans un gouffre de désespoir, se demandant comment il est possible que ses collègues ne remarquent pas sa tristesse et ne s’inquiètent pas plus d’elle. Elle constate qu’une collègue souffrant de problèmes chroniques de dos doit laisser sa chaise de bureau ergonomique à une autre collègue enceinte, et elle est choquée que personne ne trouve cela injuste. Elle regarde ses collègues tomber enceintes une à une (et chaque grossesse qu’elle découvre est comme un coup de poignard dans le cœur), puis partir en congé maternité, et devoir assurer elle-même l’intérim pendant leur absence, en plus de son propre travail, lui donne l’impression de vivre une double peine – sans qu’elle s’autorise à s’en plaindre pour autant, car son manque de solidarité ne serait pas acceptable aux yeux de la majorité (pourtant, organiser un intérim digne de ce nom ne serait que justice, et il ne s’agit nullement ici d’opposer mères et non mères). Elle craint à chaque rencontre avec un client que celui-ci n’entame une conversation en lui demandant si elle a des enfants. Enfin, elle constate, révoltée, que certains collègues peu consciencieux se prévalent de leur statut de parents pour couvrir leur manque de professionnalisme et leur incompétence.
J’hésite avant d’aborder le deuxième facteur qui, selon moi, rend l’expérience de certaines femmes infertiles sur leur lieu de travail particulièrement difficile à vivre, car il s’agit d’un sujet délicat et je crains d’être mal comprise. Cependant, je ne peux pas me taire car il a au moins autant contribué que le premier à me faire souffrir : il s’agit de la glorification de la parentalité dans la culture de certaines entreprises. Je trouve évidemment positif qu’un employeur accueille avec bienveillance les choix de vie de ses salariés et permette aux parents de bénéficier de certains avantages, car j’imagine combien il peut être difficile de concilier une carrière avec des obligations familiales.
En réalité, ce qui me dérange ne concerne pas tant les règles portées par la direction de l’entreprise que les traditions de ses employés. J’essaie d’être plus concrète : que mon employeur organise chaque année une fête de Noël pour les enfants de ses salariés ne me pose aucun problème. Je ne suis pas conviée à cette fête et je peux même choisir de quitter plus tôt mon bureau ce jour-là si je ne souhaite pas tomber nez à nez avec une ribambelle d’enfants en bas âge. En revanche, cela m’a mise en colère que des personnes que je connaissais à peine se permettent de spammer sans distinction avec des annonces de naissance la messagerie de tout le personnel – car je considère qu’au-delà d’une centaine d’employés, nous ne sommes plus une « entreprise familiale » où tout le monde se connaît, et que l’expéditeur pourrait choisir à qui il envoie son message (j’en veux pour preuve notre vice-directrice qui, m’ayant apparemment confondue avec une autre employée, me demandait il y a peu comment se portaient mes deux enfants…). Qu’on ne me mécomprenne pas : je n’étais pas jalouse, mais je souffrais de recevoir la confirmation d’une chose que je pressentais, à savoir que les personnes comme moi sont invisibles et que rares sont les parents qui imaginent l’effet que peut produire leur message sur une minorité de collègues. Moi qui cherchais dans le travail un refuge où je pouvais espérer, par moments, oublier ma tristesse, je recevais l’apparition de ces messages dans ma boîte (ainsi que des nombreux mails qui suivaient pour collecter de l’argent pour un cadeau de naissance) comme une violence inouïe. En outre, ces manifestations publiques de joie contribuaient à me faire sentir marginalisée : je recevais la confirmation que je n’entrais pas dans la norme, voire que j’avais moins de valeur que les autres, et qu’il manquait à ma vie un élément essentiel à mon bonheur. Je me demande aussi dans quel autre domaine des employés pourraient se permettre de parler ainsi de leur vie privée, et je me dis que la parentalité a vraiment un statut à part.
Si ces initiatives viennent de la « base » des employés, il serait à mon sens du ressort de la direction de rappeler qu’il est bon de tracer une frontière entre vie professionnelle et vie privée. Il n’est pas normal qu’un de mes collègues ait pu organiser sans être inquiété une « présentation publique » de son bébé en mobilisant la cafétéria pendant ses heures de travail (et je sais que cette initiative n’a pas gêné que des personnes dans ma situation).
J’ai essayé d’aborder ce sujet auprès des personnes en charge de la diversité sur mon lieu de travail. Quand j’entends leurs discours, il est question de prendre en compte la nationalité ou le genre des employés, mais les femmes sans enfant ne semblent pas faire partie des minorités dont il faudrait pouvoir prendre en compte les besoins. Mes alertes sont restées lettre morte, car il est évidemment très difficile de porter le message selon lequel une heureuse nouvelle peut indirectement faire souffrir certaines personnes. Pourtant, il me semble que tout le monde s’accorderait pour trouver déplacée l’attitude de quelqu’un qui se réjouirait de fêter son anniversaire de mariage face à une personne qui vient de perdre son conjoint. Il n’en va pas différemment avec les annonces de naissances pour une personne en phase « aiguë » d’infertilité.
De façon générale, l’entreprise a beaucoup de mal à appréhender les besoins des personnes sans enfants. Les politiques d’entreprise favorisant un équilibre « vie privée-travail » confondent souvent cela avec un équilibre « famille-travail ». Ce n’est pas parce que je n’ai pas d’enfants que je n’ai pas besoin de temps pour ma vie privée et des activités extra-professionnelles. Quand certains collègues ont besoin de temps pour s’occuper de leurs enfants, je passe un nombre incalculable d’heures à écrire mon blog, à préparer des cadeaux d’anniversaire ou de mariage pour mes proches, ou encore à répéter pour mon concert de chorale. D’autres doivent s’occuper de parents malades. De façon générale, les activités des personnes sans enfants n’ont pas moins de valeur que celles des parents, et je dois saluer ici la politique de mon employeur, qui accorde la même flexibilité dans les horaires aux parents et aux non parents – ce qui est malheureusement loin d’être le cas partout. La britannique Jody Day va même plus loin en disant que toutes les femmes devraient pouvoir bénéficier d’un congé sabbatique à un moment dans leur carrière, qu’elles aient des enfants ou non. Il ne s’agit pas de comparer un congé maternité à des vacances, mais de permettre aux femmes de réaliser les projets qui leur tiennent à cœur. Pour certaines, ce sera de fonder une famille et de s’occuper de leurs enfants. Pour d’autres, qu’elles n’aient pas d’enfant par choix ou par circonstances de la vie, ce sera pour se consacrer à un projet artistique, humanitaire, reprendre des études, pour voyager ou bien simplement faire une pause dans leur carrière. J’ajouterais que ces dispositions pourraient concerner les hommes également. Il faut bien rêver un peu… au 19e siècle, personne n’aurait cru que nous bénéficierions un jour de congés payés !
Parfois, c’est l’employeur lui-même qui instrumentalise volontairement la vie privée de ses employés. Cela m’a sauté aux yeux le jour où mon entreprise a réalisé, il y a quelques années, des affiches publicitaires représentant la vision de quelques collègues sur leur domaine de recherche. Une de ces collègues était une chercheuse et une manager brillante. Mais ses accomplissements professionnels n’ont pas semblé suffire car, bien que ma collègue n’ait pas été d’accord avec cette formulation, le texte de l’affiche commençait par : « Mère de deux enfants,… ». Parce qu'il n’aurait pas été acceptable qu’une femme fasse carrière si elle n’a pas d’enfants ? Et qu’il fallait insister sur sa maternité pour montrer qu’elle reste une femme comme les autres ? Décidément, il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir…
Pour finir ma longue diatribe, je dois ajouter que le monde du travail m’a tout de même réservé quelques bonnes surprises, comme ces collègues qui ont su me montrer qu’elles étaient là dans les moments les plus difficiles, et sans lesquelles j’aurais sûrement fini par ne plus supporter d’aller travailler. Récemment, l’une d’entre elles me montrait un extrait de sa leçon d’anglais sur la science du « small talk » : « Beware of getting too personal, though. Religion and politics are obviously inappropriate topics, but even asking strangers about family can be uncomfortable. What if they’re in the middle of a messy divorce, or have been trying for years to have children? » (« Attention toutefois à ne pas aborder des sujets trop personnels. La religion et la politique sont évidemment des sujets inappropriés, mais même interroger des étrangers sur leur famille peut être embarrassant. Qu'en est-il s'ils sont au milieu d'un divorce difficile, ou s'ils essaient depuis des années d'avoir des enfants ? »). L’illustration de l’article m’a fait sourire et m’a rappelé les situations relatées par certaines femmes à qui leur interlocuteur tourne le dos quand elles répondent qu’elles n’ont pas d’enfant. Faut-il concevoir de ce livre d'anglais un peu d’espoir sur la capacité de la société à progresser dans l’appréhension de la diversité ?