Le temps du deuil
Une des maladies de notre société, c’est l’accélération. Tout doit aller vite : les réponses à nos questions que nous tapons dans le moteur de recherche de notre téléphone, les achats que nous faisons en ligne, les e-mails auxquels nous attendons des réponses rapides, les repas que nous achetons parfois tout faits.
Voilà sans doute pourquoi il est si difficile d’accepter que certaines choses prennent, encore, du temps. Nous avons désappris la patience. Mes collègues, par exemple, étaient sans doute embarrassés face à ma peine, mais peut-être pensaient-ils aussi qu’après les obsèques de mon grand-père, j’aurais « fait mon deuil », que je serais « allée de l’avant » et que je serais à nouveau disponible pour plaisanter avec eux. Coïncidence, au moment où je finis la rédaction de cet article, ma sœur m’envoie un lien vers l'interview de la philosophe Claire Marin à propos de son livre, Rupture(s), dont le titre est : « On ne nous accorde plus le temps de la tristesse ».
Le deuil, c’est un processus long et intérieur. Ce n’est pas parce qu’une personne finira peut-être par « se remettre » qu’il faut ignorer la peine par laquelle elle passe ni l’inciter à brûler les étapes. Et encore, en réalité, nous n’en savons rien : il y a des gens qui meurent de la perte d’un être cher. Artemise relayait en 2018 une vidéo de Susan David. Elle y parle de la « correction morale » ambiante qui voudrait que nous soyons toujours positifs, et de l’importance d’accepter ses émotions négatives en les mettant en mots car c’est la clé de la résilience. Faire ainsi, c’est accepter le monde tel qu’il est, et non pas comme nous voudrions qu’il soit.
« Faire son deuil » : comme me le faisait très justement remarquer une amie, cette expression est très mal choisie. Elle donne l’illusion que le deuil, à un moment donné, se finit, et que l’on passe à autre chose. Il me semble que cette conception très limitée du deuil est une source potentielle de souffrances supplémentaires, car nous devons pour cela nier et refouler certains de nos sentiments. Vivre le deuil pleinement, c’est accepter la confrontation brutale avec sa propre tristesse. Puis, petit à petit, le temps qui passe devient un allié. Malgré cela, certains souvenirs sont destinés à rester tristes pour toujours (ma dernière visite à mon grand-père, à l’hôpital), tout comme d’autres souvenirs seront toujours joyeux (les matinées où je l’accompagnais quand il travaillait dans son jardin). Et parfois, sans crier gare, le souvenir de ce que nous avons perdu se manifeste à nous. Une odeur, un lieu, une photographie, parfois rien du tout, et nous pouvons nous sentir à nouveau comme au premier jour de la perte : la chanson « Et si tu n’existais pas » de Joe Dassin, que m’avait fait découvrir mon grand-père, retentit de façon tout à fait inattendue dans un musée de Tallinn et me voilà en larmes au milieu des œuvres d’art soviétique.
Nora McInerny explique dans cette vidéo (pour laquelle des sous-titres français sont disponibles) que le deuil est une expérience qui nous transforme. Même avec le temps qui passe, la perte continue de nous accompagner, et devient une partie de nous. Je garde en moi la mémoire de mon grand-père et elle contribue à faire de moi une personne différente, tout comme l’absence de mes enfants m’a construite : je ne serais pas celle que je suis aujourd’hui si je n’avais pas connu la douleur de ne pas devenir mère. Se laisser traverser par le deuil, cela fait partie de la vie. La tristesse est un voyage solitaire et une transformation, comme l’écrit si bien Rainer Maria Rilke, dont une autre amie m’a rappelé une des sublimes lettres à un jeune poète :
« Je viens encore vous entretenir, cher Monsieur Kappus, bien que je n’aie guère à vous dire des choses pouvant vous être de quelque secours ou utilité. De grandes et multiples tristesses auraient donc croisé votre route et leur seul passage, dites-vous, vous a ébranlé. De grâce, demandez-vous si ces grandes tristesses n’ont pas traversé le profond de vous-même, si elles n’ont pas changé beaucoup de choses en vous, si quelque point de votre être ne s’y est pas proprement transformé. Seules sont mauvaises et dangereuses les tristesses qu’on transporte dans la foule pour qu’elle les couvre. Telles ces maladies négligemment soignées, qui ne disparaissent qu’un temps pour reparaître ensuite plus redoutables que jamais. Celles-là s’amoncellent dans l’être : elles sont bien de la vie, mais de la vie qui n’a pas été vécue, qui est dédaignée, comme abandonnée, et qui n’en peut pas moins causer notre mort. »
« Presque toutes nos tristesses sont, je crois, des états de tension que nous éprouvons comme des paralysies, effrayés de ne plus nous sentir vivre. Nous sommes seuls alors avec cet inconnu qui est entré en nous, privés de toutes les choses auxquelles nous avions l’habitude de nous confier. Nous nous trouvons dans un courant dont il nous faut subir le flot. La tristesse, elle aussi, est un flot. L’inconnu s’est joint à nous, s’est introduit dans notre cœur, dans ses plus secrets replis : déjà même ce n’est plus dans notre cœur qu’il est, il s’est mêlé à notre sang, et ainsi nous ne savons pas ce qui s’est passé. On nous ferait croire sans peine qu’il ne s’est rien passé. Et pourtant, nous voilà transformés comme une demeure dans laquelle un hôte est entré. Nous ne pouvons pas dire qui est venu, nous ne le saurons peut-être jamais. Mais bien des signes nous indiquent que c’est l’avenir qui entre en nous de cette manière pour se transformer en notre substance, bien avant de prendre forme lui-même. Voilà pourquoi la solitude et le recueillement sont si importants quand on est triste. Ce moment, d’apparence vide, ce moment de tension où l’avenir nous pénètre, est infiniment plus près de la vie que cet autre moment où il s’impose à nous du dehors, comme au hasard et dans le tumulte. Plus nous sommes silencieux, patients et recueillis dans nos tristesses, plus l’inconnu pénètre efficacement en nous. Il est notre bien. Il devient la chair de notre destinée. »
Si je reviens au deuil de maternité, qui a été à l’origine de ce blog, je pense qu’il est un deuil d’autant plus difficile à traverser qu’il est plus invisible, incompréhensible, entaché d’incertitudes et inavouable que beaucoup d’autres.
Je peux dire aujourd’hui, plus de quatre ans après le premier choc de la confrontation avec la réalité de l’infertilité, que la douleur liée au fait de ne pas avoir d’enfant s’est plutôt transformée en une sorte de douce nostalgie. Voir une femme enceinte ou des enfants en bas âge ne provoque plus les sentiments de frustration, de colère ou de désespoir que j’ai pu éprouver à un moment donné. Cependant, dans certaines situations, mon cœur se serre encore, celle que j'ai été un jour se rappelle à moi et il me semble revivre le moment où j'ai compris que mon rêve pourrait ne jamais se réaliser. Par exemple, quand je suis face à une jeune mariée qui « planifie », comme moi après mon propre mariage, de devenir mère prochainement. Ou quand je vois une jeune femme en début de parcours envisager l’infertilité comme un problème « technique » soluble – parce que des médecins lui ont dit, comme à tant d’autres, que la PMA pouvait l’aider, ou parce qu’elle croit en l’acupuncture ou la naturopathie – et non pas comme une épreuve de vie qui pourrait détruire ses rêves mais également, au terme d’une souffrance infinie, lui permettre de rencontrer sa propre force. Parfois, aussi, quand je m’autorise à rêver devant la famille d’un couple qui s’est marié la même année que nous, ou quand je me surprends à être soulagée à chaque naissance d’un enfant qui ne porte pas les prénoms que nous avions choisis. Enfin, au rappel furtif à ma naïveté d’autrefois à chaque début de règles.
Un deuil, cela prend beaucoup de temps et d’énergie. Le deuil nous met face à notre propre finitude, et à celle de nos proches. Ces derniers temps, je pense souvent avec angoisse à ce que deviendrait ma vie si certaines des personnes que j’aime en disparaissaient. Mais comme le dit Elaine dans un bel article (qu’on peut traduire avec DeepL) : le deuil est notre allié. Il nous apprend la patience, à prendre soin de nous-mêmes et des autres, pour peu que nous le laissions nous transformer.