L'enfant en nous
Le regret de ne pas avoir d’enfants se fait parfois sentir quand je pense aux joies de mon enfance que j’aurais aimé partager ou réinventer avec eux. Ces joies qui expliquent en grande partie qui je suis aujourd’hui.
Il y a d’abord ces jeux qui nous occupaient des heures durant, moi et ma sœur : Memory, Labyrinthe, Puissance 4, Contactor, Taboo, Qui est-ce ?, La Bonne Paye, le logiciel éducatif Adi, Playmobil, petits malins, billes, élastique, déguisements, « jeux radiophoniques » que nous enregistrions…
Il y a ensuite les activités qui rythmaient nos semaines : les sorties au bois en vélo, les après-midi passés à faire du roller, le mini-conservatoire où j'ai commencé à apprendre le piano, la bibliothèque municipale, les concerts de musique classique pour enfants auxquels j’assistais avec mon père le dimanche matin, la chorale du mercredi soir.
Les surprises gourmandes : les crêpes ou les gaufres du dimanche, les goûters du mercredi, les pique-niques, les chocolats du Lapin de Pâques.
Les rituels : les chansons du soir, le livre dans lequel ma mère recopiait des comptines, la lecture à haute voix de livres chapitre après chapitre comme le Tour du monde en quatre-vingts jours ou Les Quatre Filles du docteur March, ou encore le courrier que j’attendais avec impatience en classe verte.
Les vacances : le manège, la balançoire, les balades en forêt ou le sapin de Noël géant chez mes grands-parents ; les semaines passées dehors chez mon oncle à profiter de la piscine, jouer avec les chiens et construire des cabanes ; les parties de Yahtzee avec ma grand-mère ; les randonnées lors desquelles nous parlions « sioux » avec ma sœur ; les cache-cache dans le noir avec ma cousine ; le tarot avec mon père.
Les livres qui ont façonné mon imaginaire : les magazines Popi, Pomme d'Api, Astrapi, les Belles Histoires et J’aime Lire, la Famille Souris, Au revoir Blaireau, les romans de Roald Dahl, de Dick King-Smith, de Tomi Ungerer, ou encore plus tard la série Harry Potter.
Les bandes dessinées : Tom-Tom et Nana, Boule et Bill, Tintin, Yakari.
Les chansons écoutées sur notre magnétophone Fisher Price rouge et dont je connais encore les paroles par cœur 25 ans plus tard : celles d’Henri Dès ou de la comédie musicale Emilie Jolie.
Les cassettes audio qui m’ont fait découvrir la musique classique : Piccolo et Saxo, Pierre et le loup, Les Quatre Saisons, l’ouverture de Carmen sur laquelle nous dansions comme des folles avec ma sœur, la vie d’Offenbach.
Les livres ou films audio que nous écoutions en boucle : Le Petit Prince, Merlin l’Enchanteur, les Contes de la rue Broca, SOS Polluards.
La télévision que nous regardions en vacances des heures durant car nous ne l’avions pas à la maison : Babar, Petit Ours Brun, Casper, Boumbo, Denver ou Inspecteur Gadget, les cassettes VHS des films et dessins animés Disney.
Et puis les heures passées à dessiner et bricoler, ou encore ces peluches que je soignais comme de véritables animaux.
Plus tard, après la naissance de ma deuxième sœur, j’ai continué à découvrir : La Famille Maestro qui revisite la musique classique à sa manière, la comédie musicale le Soldat Rose et, avec le développement de l’ordinateur et des DVD, les jeux vidéo Tigrou, les courses de voiture, Casimir, Beatrix Potter ou les dessins animés de Hayao Miyazaki.
Je chéris ces souvenirs d’enfance. En échangeant avec mon mari, je me rends compte combien ils sont spécifiques à ma famille et au pays dans lequel j’ai grandi. Nos enfants auraient créé leur propre univers, ajoutant leur propre monde à celui de mon mari et au mien, faisant un mélange de France et d’Allemagne, d’ancien et de nouveau.
J’ai constaté que je ne suis plus du tout à jour sur ce qui fait le monde des enfants d’aujourd’hui quand une amie m’a envoyé une blague sur Peppa Pig que je n’ai pas comprise, car je ne savais pas qui c’était. Cependant, cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a pas de joies enfantines dans ma vie, car ne pas avoir mes propres enfants, c’est maintenir en vie l’enfant en moi. Je suis persuadée qu’en devenant mère, je me serais astreinte à devenir sérieuse, à jouer un rôle d’adulte.
Faire vivre l'enfant en moi, cela signifie par exemple :
• m'émerveiller des surprises de la nature : les écureuil et les oiseaux qui dansent dans notre jardin, la neige qui tombe, les poissons archers du musée d’histoire naturelle que nous parrainons avec mon mari.
• jouer à des jeux de société et bricoler.
• regarder des dessins animés (Là-haut, dont le début m’a bouleversée).
• jouer avec les enfants comme l'un des leurs et non pas comme un adulte qui doit faire leur éducation.
• m'attendrir devant une peluche.
• organiser une après-midi crêpes avec mon mari.
• acheter une sucrerie pour la route en faisant les courses, là où j'en aurais pris pour mes enfants.
• faire une blague à mon mari ou ma collègue de bureau.
• me réjouir d'avoir la fève de la galette des rois (avec un enfant, j'aurais fait en sorte que ce soit lui qui l'ait).
• apprendre le français à mon mari en n'omettant pas les expressions enfantines.
• aller voir un spectacles de cirque, le ballet Casse-Noisette, et dernièrement l’opéra La Petite Renarde rusée.
C’est sur cet opéra du compositeur tchèque Leoš Janáček, créé en 1924, que je voudrais finir ce long article sur l’enfance. Nous l’avons vu dans une mise en scène qui utilisait des dessins animés comme supports visuels. Le résultat était poétique, drôle, mais jamais puéril, donnant à vivre l’opéra avec une rare intensité. L'action, concise et incisive, était ainsi mise en valeur, de même que les messages sous-jacents : satire sociale sur le mariage, parodie du communisme et de la révolution. L'orchestre jouait un rôle à lui seul en occupant le milieu de la scène et permettait au spectateur d'être plongé dans la musique, caractérisée par une grande originalité : parfois dissonante, parfois d’un très grand lyrisme, parfois inspirée d'airs traditionnels moraves. La Petite Renarde rusée est une fable sur la vie et la mort. À la fin de l'action, la petite renarde est tuée par le chasseur, mais sa fille, qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau, prend le relais, symbolisant l'éternel renouvellement de la nature. J'ai profité du spectacle comme une enfant : avec des yeux brillants d'émerveillement et un plaisir sans limite. Aurais-je pu faire de même si j'avais eu la responsabilité de faire tenir en place un jeune enfant ? Peut-être. Peut-être pas. Ce que je sais en revanche, c'est que ma voisine n'a jamais ri et a à peine applaudi, semblant avoir tout perdu de l'enfant en elle. Et que, avec ou sans enfant, je me suis juré de ne jamais lui ressembler.