Penser l'enfantement

Je voudrais ce Noël partager des extraits de textes sur l’enfantement que j'ai lus dans la revue « Etudes » de septembre 2018 sur l’assistance médicale à la procréation. Ils fournissent un éclairage sur ce désir primaire qu’est celui de donner la vie et permettent de mettre les mots dépassionnés du chercheur sur ce que les femmes sans enfants n'auront pas la chance de connaître.

La philosophe Clarisse Picard, spécialiste de la naissance et de l’enfantement, en parle en ces termes :
« Le plus souvent, la femme vit sa grossesse et la naissance de son enfant dans une attitude naturelle, en faisant pleinement corps avec ce qu’elle éprouve. Ce n’est que dans l’après-coup de l’expérience qu’elle prend du recul et cherche à donner sens à ce qu’elle a vécu. (…)
Lorsqu’elle était enceinte puis récemment accouchée, la mère se souvient avoir vécu un premier moment de dépendance totale réciproque entre elle-même et son enfant, moment où le nourrisson dépendait de ses soins et où elle s’identifiait aux désirs de son enfant. (…) Puis, après la naissance, l’enfant perçoit la mère comme « prémisse » pour le remplissement du désir : quand il appelle, elle vient et le remplissement a lieu. (…) Dans l’après-coup de ce vécu, (la mère) donne à ce premier moment de l’enfantement le sens d’une radicale suspension de soi au bénéfice de la constitution du moi de l’enfant.
Puis, dans les jours et les semaines qui ont suivi l’accouchement, la mère se souvient avoir vécu une période de dépendance relative avec l’enfant, où s’opère un processus de différenciation intrasubjectif pour elle-même et pour l’enfant. (…) Cette différenciation s’est réalisée aussi pour la mère parce qu’elle s’est désidentifiée des désirs de son enfant, reprenant le cours de ses propres désirs, parce qu’elle a intériorisé en soi la présence de l’enfant et l’a reconnu comme une personne à part entière. (…) Elle donne à ce deuxième moment de l’enfantement le sens d’une nécessaire redirectionnalité de son attention sur soi-même, au bénéfice d’une différenciation progressive de soi et de son enfant.
Dans les semaines et mois après la naissance, la mère se souvient, ensuite, d’un troisième moment de l’enfantement, celui de la vie partagée au sein de véritables relations égologiques (c’est-à-dire une relation entre deux « moi » ou sujets différenciés) entre elle-même et son enfant, ainsi qu’avec le père. A ce troisième moment de l’enfantement, elle donne le sens d’un nécessaire accueil des données, accueil et donation de sens de l’expérience vécue, au bénéfice d’une relation différenciée entre elle-même et son enfant. (…)
Par cette méditation, la mère constitue l’unité de sens de l’enfantement et l’inscrit dans l’unité de sens de sa propre vie, qui est celle d’une genèse de soi, ou d’une cogenèse de soi et de l’enfant. Ce faisant, elle vit une expérience de naissance à soi-même, au sens où elle devient plus consciente d’elle-même (…). »

En lisant cela, je me dis que je suis bien une mère sans enfant : suspension de moi, redirectionnalité de mon attention sur moi-même, donation de sens de l’expérience vécue, ce sont autant d'étapes que j'ai traversées au cours de mes années de désir d'enfant.
Je pense aux mots de la psychologue Isabelle Tilmant cités dans un précédent article et qui m’ont tellement touchée. L’infertilité m’a révélée à moi-même, tout comme mes enfants l’auraient fait car nos enfants nous ressemblent et nous imitent, tout en voyant le monde avec un œil neuf et innocent.

Dans un autre article, la chercheuse Agnès Mannooretonil revient sur la grossesse et la naissance :
« On n’a jamais autant magnifié, dans nos sociétés « avancées », l’expérience de la grossesse, comme si, à l’heure où la technique a aboli la plupart des dures nécessités de la vie, la grossesse restait le dernier territoire de la « nature ». (…) Certaines se mettent en quête des « sensations fortes » de l’accouchement, de la grande rencontre agonistique avec la douleur, pour mieux vivre l’irruption de l’inouï dans le connu. (…) »

Oui, une vie sans enfants dans une société qui porte aux nues la grossesse et la maternité est difficile. D’un autre côté, il me semble qu’on cherche souvent à cacher la réalité aux femmes même fertiles : donner la vie est une expérience dont on ne maîtrise pas toutes les variables.

Agnès Mannooretonil continue :
« Entre l’heureux triomphe de la vie par la maîtrise des risques périnataux et le rêve proche de naissances sans surprise et sans déchirement d’enfants mesurés, dessinés, connus, palpés d’avance, il faut trouver la juste place pour le prodige effrayant et non civilisé de la naissance. (…)
Les naissances rappellent que ce « moi » qui nous constitue de façon aussi essentielle est, à son origine, inassignable, tant il est bref, et incroyable. Il n’y avait personne, et soudain, il y a quelqu’un. »

C'est à ce miracle que nous aspirons en voulant donner la vie. Peut-être trouverai-je, en tant que femme sans enfant, le moyen de vivre une expérience tout aussi totale par des voies détournées et en allant vers des horizons que je n'ai pas encore découverts.