Un signe de vie
Je constate avec effroi que mon dernier billet de blog remonte à mai dernier. Je suis désolée de cette absence et également de mon silence sur les autres blogs. Je n’arrive plus à suivre, je n’ai plus le temps d’écrire ou de lire. J’ai été comme aspirée dans une sorte de continuum travail-réflexions sur ce nouveau monde qui semble n’offrir aucune perspective. La situation sanitaire, les attentats ou encore les élections américaines à l’issue longtemps incertaine me préoccupent. Le temps a passé à la fois rapidement et lentement, rempli de frustration, de nuits trop courtes, d’heures supplémentaires qui se comptent en semaines, et du sentiment d’être dans une impasse. J’ai l’impression d’user ma santé et d’être la première responsable de cette auto-exploitation par le travail.
Mille idées de textes m’ont traversé l’esprit depuis mai dernier, mais je n’ai réussi qu’à griffonner quelques mots clés sur un bout de papier, en espérant me souvenir au moment voulu, quand « cela se calmera », de ce que j’ai voulu dire. Mais rien ne se calme, et je jette donc ici en vrac les choses que j’ai envie de partager au sujet des bouleversements que nous vivons, ou bien tout simplement de mon quotidien.
Il me semble d’abord sentir presque physiquement comment le monde qui m’entoure change face à l’épidémie de Covid-19. Au lendemain du premier confinement, c’est un monde plus méfiant qui s’est réveillé, un monde sur ses gardes. Une grande majorité d’entre nous a intégré que des choses, qui nous semblaient auparavant normales et nécessaires, étaient interdites et dangereuses : le contact avec d’autres personnes, chanter, s’embrasser. J’ai eu mauvaise conscience d’être allée boire un verre avec des amis quelques jours avant d’aller rendre visite à ma grand-mère. J’ai traversé la frontière pour retrouver ma famille en France avec l’impression que le mur de Berlin venait de tomber. Un médecin au thermomètre défectueux a refusé de me prendre en charge au motif d’une prétendue fièvre.
D’autres personnes, au contraire, ne se sentent pas concernées par l’épidémie. Elles pensent que la Covid-19 ne peut pas les atteindre, qu’il ne s’agit de toute façon que d’une grosse grippe ou d’une maladie qui nous débarrassera des plus âgés. Cette incapacité qu’ont certains à se projeter dans une épreuve à laquelle ils n’ont pas eux-mêmes été confrontés me rappelle évidemment certaines réactions face à l’infertilité.
D’autres encore prennent l’épidémie au sérieux, mais ne voient pas de lien entre cette dernière et leurs choix de consommation ou leurs comportements, ils se sentent déresponsabilisés – en revanche, ils sont prompts à critiquer les dirigeants ou les entreprises. On parle beaucoup du « monde d’après », un monde où les humains seraient censés s’insérer dans leur environnement de façon plus durable, mais je comprends qu’en réalité, beaucoup deviennent amnésiques une fois la crise « finie » et que quasiment personne n’est prêt à contraindre son confort personnel pour cette cause.
Enfin, il y a ceux qui croient au complot. J’ai beaucoup réfléchi pour tenter de m’expliquer que des personnes intelligentes croient à un complot planétaire. Je pense qu’il y a avant tout une peur sans fin qui se cache derrière ces croyances : peur de reconnaître l’impuissance et l’échec, peur d’admettre que oui, nous avons fait n’importe quoi et que nous avons perdu le contrôle. Croire au complot, c’est croire à la toute-puissance de l’humain : il y a une personne ou un groupe de personnes qui se cacherait derrière tout ce qui se passe dans le monde, une sorte de « Dieu 2.0 ». Les gens qui croient en ces théories ont le sentiment d’être un peuple élu, eux seuls comprennent ce qui se trame, alors que les pauvres païens autour d’eux continuent à errer sans se convertir. Finalement, le conspirationnisme est une religion, professée par des prophètes qui trouvent dans l’lnternet une plateforme rêvée pour satisfaire leurs penchants narcissiques.
Avec ce deuxième confinement, je sens monter et je partage une frustration face à des règles parfois infantilisantes, incohérentes et absurdes. J’aimerais qu’on m’explique pourquoi il n’est pas possible en France d’aller se promener en forêt ou d’acheter un livre. Je pense que le manque de confiance des dirigeants face à la population augmente encore la défiance de cette même population à leur égard. Je me demande comment pourront se relever certains acteurs de l’économie sacrifiés dans cette gestion de crise. Mais jamais je ne croirai à la théorie du complot, car elle est une insulte à mon intelligence : elle tente de me convaincre que la science et les faits sont une question d’opinion.
D’un point de vue plus personnel, je me suis beaucoup interrogée sur le sens de mon travail. Je travaille en recherche et développement. Mon moteur, c’est d’apprendre, de produire moi-même de la connaissance et de la relayer. Or, je constate avec désappointement que ce ne sont pas des valeurs jugées dignes d’intérêt par la plupart des entreprises. J’ai le sentiment de vivre dans une « société post-connaissance » : on ne regarde plus la qualité de l’information, mais sa quantité. Il faut montrer qu’on est partout, sur tous les fronts à la fois, et aller toujours plus vite. Nous sommes évalués à l’aune de cette réactivité, que l’on prend pour de l’efficacité. Les outils de communication modernes permettent une inflation des échanges, et nous devenons un maillon parmi d’autres dans un flux d’informations exponentiel. Il n’est plus acceptable d’avoir besoin de temps pour effectuer certaines tâches, ou de viser à une certaine indépendance dans les prises de décision, encore moins à l’excellence. Ainsi, le travail en entreprise exige un reformatage de mes valeurs morales car il ne m’offre plus les conditions nécessaires pour faire une production intellectuelle de qualité.
Il me semble que la crise économique que nous traversons explique en partie cette folie de la vitesse. Les organisations doivent faire toujours plus avec toujours moins de moyens, c’est-à-dire exploiter leurs ressources, en particulier leur capital humain, de façon non durable. Mon travail étant assez peu connecté au réel, les conséquences de ma médiocrité forcée sont assez limitées, si ce n’est pour mon amour-propre (ou pour mes loisirs si je décide de compenser le temps qu’il me manque en heures supplémentaires non payées). Il n’en va pas de même si l’on transpose cette analyse au milieu hospitalier, où les soignants sont sortis exsangues de la première vague de Covid et à qui l’on demande aujourd’hui de redoubler d’efforts.
A côté de cette perte de sens et de valeurs, certaines anecdotes issues du monde du travail me semblent dérisoires. Je relate ici simplement une conversation avec un ancien collègue qui voulait savoir ce que je devenais, pour attester qu’il existe bel et bien des gens dont l’indélicatesse et le sans-gêne dépassent l’entendement.
« Vous avez des enfants avec ton mari ? »
« Non »
« Pas encore ! »
« Non, pas… pas. »
« Ah, vous ne voulez pas ? »
« Non, on ne peut pas. »
« Faut changer de mari, Léa ! »
« … »
« C’est la faute de qui ?»
Peut-être dois-je me préparer à plus de questions sur ce sujet, au fur et à mesure que j’approche de l’âge couperet où il n’est pas « normal » de ne pas avoir d’enfants. Si seulement cette personne savait à quel point elle se trompe : je ne changerais pour rien au monde de mari – au lieu de concentrer une grande partie de notre énergie à l’éducation de nos enfants, nous avons eu toutes ces années supplémentaires à deux pour faire grandir notre amour.
J’ai bien fait de prendre le temps d’écrire ici : je sens que cet espace d’expression créative, de réflexion et d’échange m’a manqué, et qu’écrire m’aide à formaliser certains problèmes pour m’en détacher.
Une autre chose me manque dans ce nouveau monde Covid-19, une composante « non essentielle » mais qui participe de notre humanité : c’est la musique et le chant. Je suis retombée ce soir sur une mélodie du compositeur Henri Duparc, que je partage ici avec vous. Il s’agit d’une sublime mise en musique de l’Invitation au voyage de Charles Baudelaire. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté. » : cela me semble être un doux rêve à poursuivre en ces temps troublés.
Après avoir publié le présent article, j’ai découvert cet entretien avec la brillante Cynthia Fleury. Je le partage ici avec vous a posteriori car son analyse sur le ressentiment m’a paru particulièrement éclairante et faire écho à ce que j’ai essayé d’exprimer ici.