Au cours de l’année passée, j’ai eu 40 ans. En repensant aujourd’hui à cette étape, je suis heureuse que mon âge mette fin à la décennie durant laquelle j’ai perdu mes illusions. J’ai écrit et réécrit cet article longuement dans ma tête, alors que la reprise de mes études, aujourd’hui terminées, m’empêchait de trouver le temps de coucher sur le papier mes idées. J’essaie de mettre ici de l’ordre dans quelques unes des pensées qui m’ont traversée ces derniers mois.

Il y a ce qu’on a vécu, et l’histoire que l’on se raconte à ce sujet.

Nous avons récupéré deux cartons pleins d’albums photos de ma belle-mère, décédée début 2025. Elle a composé avec grand soin un album par an, des années 1950 jusqu’aux début des années 2000. Sur les photos, je découvre de nombreux voyages dont elle ne m’avait jamais parlé. Quand elle racontait sa vie, elle évoquait souvent les privations et les humiliations qu’elle avait vécues, me donnant l’impression d’une vie dont elle n’était pas satisfaite. Bien entendu, les albums photos sont toujours remplis de gens qui sourient et ils ne laissent pas la place à la souffrance et au deuil. Sur ses clichés de jeunesse pourtant, et au début de sa vie de femme mariée et de mère, elle semble heureuse. Les problèmes qu’elle a rencontrés plus tard dans son couple semblent avoir jeté une ombre sur une grande partie de ses souvenirs. Ils ont influencé la construction du récit de son vécu et elle semble ne jamais avoir réussir à voir sa vie autrement que marquée par cet échec.

L’histoire que je me raconte sur ma vie n’est pas tragique. A ma modeste échelle, j’ai traversé des moments réellement éprouvants. J’ai cru que je ne survivrais pas à l’absence d’enfant et, quelques années après, que mon couple allait exploser. Néanmoins, si ces épreuves feront toujours partie de moi, le récit que j’en fais n’est pas amer : après plus de 10 ans de mariage, j’ai réussi à construire autre chose, ce pourquoi j’éprouve une immense gratitude et, également, un peu de fierté d’être heureuse tout en étant sortie des sentiers battus.

Il faut du courage pour renoncer.

Le bonheur, au sujet duquel j’ai écouté cette très inspirante émission avec le philosophe André Comte-Sponville, n’est pas de vivre dans l’espoir de la réalisation de choses inatteignables mais à rechercher dans la vérité. Ma vérité a été que concevoir un enfant ne se ferait qu’au prix d’indicibles souffrances et que je préférais tourner mon énergie vers un futur moins incertain mais non moins compatible avec la joie. La vérité, ce n’est pas le cynisme ou le désespoir qui tendent à envahir le discours ambiant. C’est l’envie d’aller de l’avant avec les cartes que l’on a en main sans rouvrir sans cesse le champ des possibles, dont certains sont des mirages. Je ne suis pas seule à avoir dû renoncer ces dernières années. Une cause de mésentente dans mon couple a été le futur professionnel incertain de mon mari et son incapacité à abandonner la poursuite d’un rêve. De mon côté, je crois que les carrières linéaires et toutes tracées ne sont plus la règle, et qu’il faut renoncer à penser avec ce logiciel. C’est sans doute ce qui me permet aujourd’hui d’accepter cette situation.

L’absence d’enfant n’est plus aussi structurante dans mon identité qu’elle a pu l’être.

Si je devais citer une chose qui a remplacé peu à peu, ces dernières années, mon désir d’avoir des enfants, ce serait l’amour de la nature. Je passe des heures à l’observer et à la documenter. Je ne fais pas cela en premier lieu car c’est un engagement qui me semble important, mais par égoïsme : je ne connais pas de joie plus primaire que de découvrir une petite plante poussant dans un mur fissuré ou de reconnaître le chant d’un oiseau de retour de migration au début du printemps. Il y a bien entendu des moments de doute et de découragement, quand je constate à quel point je suis en décalage avec une partie de la société et des politiques, qui semble avoir développé une vraie cécité pour le vivant qui les entoure (et dont ils dépendent malgré eux). Mais, en regardant plus attentivement autour de moi, j’ai également trouvé un nombre non négligeable de personnes qui partageaient cet intérêt – qui s’avère être contagieux.

Pour être tout à fait honnête, la personne que je suis aujourd’hui ne veut plus d’enfant. J’adore mon neveu, né il y a deux ans. Je me réjouis de le voir grandir et je serai heureuse de laisser une empreinte positive sur sa vie, si la chance m’en est donnée. Mais en aucun cas le fait de devenir tante ne m’a fait reconsidérer ma décision, prise il y a bientôt 7 ans, de renoncer à avoir des enfants. J’apprécie les enfants de mon entourage, mais je n’aurais pas envie de détruire cette « autre » vie qui s’est invitée dans mon quotidien. Je ne me sentirais plus prête à gérer tous les défis auxquels doivent faire face aujourd’hui les parents : combiner travail et vie familiale, faire des compromis avec son conjoint sur des choix importants d’éducation, faire ces choix dans une société submergée de possibilités et d’informations, devenir parent tout en restant l’enfant de ses propres parents et sans les décevoir. Même dans des situations qui ont pu m’énerver par le passé, comme lorsqu’on me demande si j’ai des enfants, je réponds brièvement avant de passer à autre chose, sans éprouver le besoin d’instruire les gens. A un collègue qui m’a raconté que sa femme proposait du « yoga de la fertilité » (sans doute après avoir elle-même connu l’infertilité), je n’ai rien confié de mon expérience personnelle, parce que je n’en éprouvais pas le besoin. Et quand je reçois des nouvelles de ma famille éloignée qui ne jure que par les enfants, je ne me sens pas envieuse, tout au plus parfois lassée – et inquiète pour les prochaines générations qui pourraient vivre aussi mal que moi la non-réalisation de leur rêve, dans un environnement familial qui n’envisage aucun choix de vie différent.

Ceci étant dit, ce que j’ai vécu restera toujours en moi comme une cicatrice profonde. Récemment, une amie qui m’est très chère m’a confié qu’elle était depuis 4 ans en PMA et qu’elle avait vécu 7 transferts d’embryon infructueux. Sa confidence inattendue m’a fait monter les larmes aux yeux. Mon immense tristesse de l’époque est restée en moi, un sentiment latent qui se réveille sous l’effet de certains facteurs déclencheurs. Mais qui ne remet pas en cause ma joie d’aujourd’hui, et dont l’existence me donne conscience de ma force.

Je me sens parfois grisée par la liberté que me donne mon statut de non-mère.

Au fil des ans, ma liberté m’est devenue de plus en plus précieuse. Inspirée par une autre femme sans enfant de mon entourage, j’ai passé une semaine à randonner en solitaire en Bretagne, et j’ai trouvé incroyablement reposant de ne devoir composer qu’avec moi-même pendant ces journées. Une discussion avec un collègue père de trois fils m’a encore donné à voir la chance que j’avais de pouvoir trouver du temps pour explorer la nature et faire de la musique.

Ma conception de la liberté n’est pas compatible avec l’égocentrisme. C’est parce que je me sens libre que j’ai la force de dépasser mes propres besoins, d’aller vers les autres et de m’engager dans des causes qui me sont chères. A l’inverse, il me semble que certaines personnes, enfermées dans leur vie quotidienne, ne sont plus en mesure de s’inquiéter de ce qui les entoure, qu’il s’agisse d’amis ou d'autres causes, comme la dégradation de l’environnement.

On peut laisser des traces de sa vie sur Terre sans être parent.

Un membre de l’association environnementale dont je fais partie, resté sans enfant, est décédée de façon très brutale en fin d’année dernière. Pour ses obsèques, la chapelle était remplie d’étudiants, de collègues et d’amis. Et si c’était cela, la vie éternelle ? Continuer à vivre à travers ceux qui nous ont connus et que nous avons inspirés grâce à nos connaissances, nos réflexions ou nos actions. Nul besoin d’avoir été parent pour laisser des traces autour de nous.

Un autre exemple est la blogueuse Bamberlamb, décédée d’un cancer, et qui a aidé et marqué tant de femmes involontairement sans enfants (par exemple Mali et Infertile Phoenix).

Les personnes sans enfants qui s’investissent pour transmettre aux générations futures ou s’engagent dans la société m’inspirent particulièrement. C’est le cas de la mezzo-soprano star Joyce DiDonato, qui s’implique dans l’enseignement et l’accès à la musique par les plus défavorisés. 

Que nous soyons parent ou non, nous voyageons tous à travers la vie en portant notre fardeau.

Ma vie de femme mariée a commencé par la douloureuse perspective de ne jamais avoir d’enfants, contrairement à celle d’autres femmes qui l’ont débutée en portant la vie – situation porteuse d’inconnu, certes parfois anxiogène mais aussi pleine d’espoir et de choses à construire. Il me semble cependant que, quelle que soit son histoire, aucun couple ne reste épargné par la déception, la peur et la tristesse. Enfant gravement malade, charge familiale épuisante, départ des enfants du foyer, tensions dans le couple… la réalité de la vie nous rattrape tous et nous devons composer avec elle. J’ai découvert par hasard que c’était d’ailleurs le thème du dernier article d’Elaine.

Gérer notre monde hyperconnecté où tout va toujours plus vite : mon défi pour la prochaine décennie.

Je ressens les développements numériques de ces dernières années comme un fléau pour ma santé mentale. Au travail, je suis généralement incapable de me concentrer plus de 3 minutes d’affilée sur une tâche. Notifications des canaux Teams et des mails, newsletters, demandes urgentes de collègues… je ne comprends pas ce que nous recherchons avec cette vitesse, si ce n’est à combler un besoin animal de notre cerveau toujours en demande de nouveauté. Cette impression de submersion, il me semble parfois à être la seule à en souffrir, comme si je n’arrivais pas à trier l’important de l’accessoire et à ignorer des demandes (même en éteignant les notifications). Il n’a jamais été aussi facile de solliciter quelqu’un : un petit message et hop, notre besoin est devenu un problème ou du travail pour quelqu’un d’autre. Tous ces stimuli restent stockés dans mon cerveau et ne peuvent en sortir qu’une fois « traités » : soit résolus, soit prévus pour être réalisés plus tard.

Il en va de même dans ma vie privée : messages sur le téléphone, émissions sur ce qui se passe dans le monde, besoin d’approfondir mes connaissances dans un domaine. Je passe parfois des heures à écrire dans mon journal ce que j’ai entendu ou lu, comme pour consigner ces informations quelque part et éviter que mon cerveau ne soit saturé par ces informations. Cela ne me semble pas vraiment normal, et je n’ai pas encore réussi à comprendre d’où cela venait. L’immersion dans la nature et l’écoute de la musique sont deux situations dans lesquelles j’arrive un tant soit peu à contrôler l’hypertrophie de ma pensée, parce que je suis tout à l’instant présent, et que l’objet des pensées qui m’occupent ce faisant n’est pas teintée d’avenir (actions à faire pour répondre à une sollicitation, ou réflexion sur ce qu’implique telle nouvelle).

Pour finir, un peu de musique...

Je finis cet article partant un peu dans tous les sens par la chanson d’une artiste, Clara Ysé, que j’ai découverte l’an dernier et dont la poésie me touche profondément, Pyromanes. Et par un extrait de l'œuvre chorale monumentale que nous chantons en ce moment, la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach.