Une amie m’a récemment annoncé au téléphone sa deuxième grossesse. Généralement, je préfère recevoir de telles nouvelles par écrit : ainsi, je ne suis pas forcée de faire semblant d’être heureuse alors que mon cœur se brise. Je peux prendre le temps de digérer l’information pour faire bonne figure le moment venu. Les règles de la communication au téléphone et en direct sont extrêmement violentes pour les personnes en deuil d’enfant : la femme enceinte attend de son interlocuteur une réaction immédiate, et bien évidemment une réaction positive. Si elle envisageait qu'il puisse fondre en larmes ou exploser de rage, j’imagine qu’elle ne se mettrait pas dans une telle situation.
Mais à ma grande surprise, je n’ai quasiment rien éprouvé quand j’ai appris que mon amie attendait son deuxième enfant. Tristesse et colère m’avaient désertée. Et pourtant, ces dernières années, j’ai reçu beaucoup d’annonces de grossesse comme une claque en pleine figure. Claques plus ou moins grandes selon la façon dont l’annonce était faite et mon degré de sympathie pour la personne concernée.
Je pense que cela s'explique par le fait que mon amie est déjà mère. J’ai accepté qu’elle ne sera plus jamais comme moi : une femme sans enfant. Qu’elle ne comprendra jamais pleinement ce que j’ai vécu ni comment je vois la vie aujourd’hui, et qu’inversement, je ne serai pas de celles avec lesquelles elle pourra échanger sur cet élément central de sa vie qu'est la maternité.
Par contraste, l’annonce d’une première grossesse reste pour moi violente car elle me renvoie invariablement des années en arrière, quand je pensais devenir mère bientôt. Je m’inscrivais alors dans un schéma classique que je n’avais jamais remis en question et qui me semblait être l’évidence même : rencontre avec mon futur mari, début de la vie active, emménagement dans un appartement commun, mariage, puis enfants. Je n’avais pas connu d’autres modèles autour de moi, ou bien, s’il y en avait eu, je les avais occultés en me disant (à tort, je le vois bien aujourd'hui) que les personnes concernées avaient dû rencontrer des imprévus qui les avaient empêchées d’atteindre cet idéal, et que c’était très triste. L’image qui me vient quand je me replonge dans cette période de ma vie où mon élan a été brisé, c’est un oiseau dont on a coupé les ailes en plein vol. C’est un coup de poing dans l’estomac en pleine course. C’est un arbre dont on élague les branches en pleine floraison. C’est à tout cela que me renvoie l’annonce d’une première grossesse, et c’est pour cela que c’est douloureux. Je me demande pourquoi je semble être le seul arbre dont les branches ont été élaguées. Je vois les gens se réjouir, à raison, pour la femme qui porte la vie, tout en me souvenant que je pensais un jour être moi-même dans ce rôle.
D’autre part, un deuxième enfant, je n’en ai jamais rêvé. Je ne suis jamais parvenue à ce stade puisque mon chemin a bifurqué avant, puisque mes branches ont repoussé pour aller vers d’autres horizons. Moi qui ai tellement souffert pour un seul enfant, deux enfants me semblent hors de portée. Je n’éprouve aucune envie envers ces familles qui s’agrandissent : ma vie est tellement remplie de ces nouvelles branches qui prennent tout l’espace, je ne sais pas où je devrais trouver l’énergie pour deux enfants ou plus.
Je porte cependant quelques cicatrices qui ne partiront probablement jamais. Certaines personnes peuvent se laisser tromper parce que je vais mieux. Mais mieux ne signifie par « comme avant ». J’ai accepté mon destin, mais il m’a aussi transformée pour toujours. Les discussions sur tout ce qui touche à la parentalité de près ou de loin restent des sujets sensibles, et je me sens souvent incomprise, entourée de naïfs rêveurs, vivant dans une société qui fait tout pour maintenir le flou sur la réalité complexe de la transmission de la vie. Les occasions de le constater sont quasiment quotidiennes. Je peux citer plusieurs exemples rencontrés rien que la semaine passée :
• Une connaissance qui n’a pas de place en crèche pour sa fille au moment de reprendre le travail. Pour bénéficier d'une place, elle aurait dû inscrire son enfant sur une liste d’attente dès le premier mois de grossesse. N’est-ce pas forcer les parents à se projeter trop tôt, à prendre des décisions qui devraient les occuper plus tard, alors que la naissance d’un enfant n’est en rien garantie à ce stade ? Cela ne rend-il pas un deuil périnatal encore plus amer d’avoir déjà imaginé précisément des détails comme le type de crèche qu’on souhaite choisir pour son enfant ? Cela ne conduit-il pas à se sentir anormal, trahi et seul face à la perte, quand la société donne l’impression que tout ce qui touche à l’enfantement est planifiable ? Dans un monde plus juste, il y aurait suffisamment de places en crèche pour que des personnes qui n'ont pas encore fait l'expérience formidable (dans tous les sens du mot) de la parentalité ne doivent pas y inscrire un enfant dont elles ne connaissent encore rien, ni le sexe, ni le prénom, ni le caractère.
• Une collègue qui a bientôt 40 ans et pas de partenaire, mais parle sans hésitation d’avoir des enfants un jour.
• Une autre collègue, qui tient à un couple binational des propos qu'on m'a également tenus après mon mariage : « Vos enfants seront bilingues ». Aujourd'hui, j’entends dans cette affirmation innocente deux choses susceptibles de créer de la souffrance et du ressentiment : la fausse promesse que ce couple aura des enfants s’il en veut, et le jugement de valeur selon lequel il n’est pas normal de ne pas en vouloir ou de ne pas pouvoir en avoir.
• Une petite fille que je vois jouer à la poupée, et pour laquelle je souffre de penser qu’elle pourrait, comme moi, avoir des problèmes à réaliser un désir d’enfant matérialisé dès le plus jeune âge.
• La chanteuse Zaz dont j'ai découvert tout à fait par hasard la chanson « Demain c’est toi » et le désir d’enfant, à 38 ans et sans partenaire, dont elle parle en des termes d'une affligeante naïveté : « Ça va arriver, c'est sûr. J'en veux. J'ai envie de vivre l'expérience d'être enceinte. (…) Je pense même adopter un jour. Il y a tellement d'enfants dans le monde qui attendent de l'amour ». Tout cela bien sûr, une fois que sa tournée mondiale sera terminée, car il y a des priorités… Et la presse relaie ces inepties sans commentaire, perpétuant le mythe d’une fertilité contrôlable et le mirage des hordes d’enfants en attente d’être adoptés. Cette même presse qui est tellement prompte à colporter la nouvelle de bébés miracles de célébrités à 40 ans passés. À quand des articles sur des célébrités qui oseront reconnaître sans baisser la tête qu'elles n'ont pas pu réaliser leur désir d'enfant malgré tous leurs efforts ?
• Une soirée à l’opéra pour voir Anna Bolena du compositeur romantique italien Gaetano Donizetti, qui porte sur la deuxième épouse d’Henri VIII, répudiée et mise à mort par ce dernier parce qu'elle était dans l'incapacité de donner naissance à un héritier mâle. Ou quand l’infertilité devient mortelle au sens premier du terme.
Parents ou non parents, nous avons tous nos cicatrices. L'infertilité m'a ouvert les yeux sur tout un pan de la vie jusqu'ici ignoré. Elle m'a aussi appris à parler couramment le langage du deuil et la clé de l'indulgence envers soi et les autres. Je l'a constaté récemment à ma grande surprise, quand plusieurs collègues que je ne connais que très vaguement se sont confiées à moi de façon tout à fait inattendue, sans doute parce que j'étais capable de leur offrir une oreille attentive et bienveillante là où d'autres auraient peut-être été gênés d'entendre l'expression de leur désarroi.
Un arbre qui repousse après qu'une tempête l'a partiellement détruit : voilà pour moi l'image de ma résilience. Marqué, mais à nouveau debout.