Le lendemain de l’enterrement de mon grand-père, je suis retournée travailler. La concentration n’a pas été au rendez-vous : je me suis sentie comme aux prises avec une sorte de « gueule de bois émotionnelle ». Le temps de l’action était fini, l’écriture d’un discours pour convoquer les souvenirs, les retrouvailles avec la famille, le contrôle sur soi pour réussir à lire mon témoignage et chanter…
J’ai soudain ressenti une infinie tristesse, une absence totale d’énergie, et surtout une immense solitude. À part une collègue, personne ne m’a demandé comment j’allais. Tous les autres ont évité la question (et ne m’ont d’ailleurs pas adressé la parole de la journée). Je me demande pourquoi : par volonté de se protéger ? Par gêne ? Par pudeur ? Par lâcheté ? Par égoïsme ? En fin d’après-midi, une de mes collègues à dit à un autre : « Léa n’est pas contente ». Je lui ai répliqué qu’en effet, au lendemain d’un enterrement, je n’avais pas spécialement de raison de sauter au plafond, surtout quand la plupart de mes collègues semblaient se soucier de mon état comme d’une guigne. Un autre collègue m’a dit encore qu’il n’aimait pas me voir triste, et il y avait dans cette constatation comme un reproche. Enfin, avant de quitter joyeusement le bureau le vendredi soir, un dernier collègue m’a lancé : « Allez, console-toi ce week-end ! ».
J’ai envie de dire à ce collègue que, suivant son conseil bien intentionné, j’ai passé un excellent week-end, avec un samedi entier en proie à des larmes irrépressibles et un dimanche marqué du sceau d’une migraine atroce, si bien que je me suis réveillée le lundi matin avec la sensation de sortir du programme « essorage » d’une machine à laver.
Je trouve malheureusement les réactions de mes collègues très symptomatiques de notre société, dans laquelle il est interdit d’être triste. Les personnes qui vont mal dérangent. On juge qu’elles manquent de volonté ou qu’elles mettent une mauvaise ambiance. Je pense aussi que beaucoup craignent la mort et le deuil et préfèrent faire comme s’ils n’existaient pas. Cela contraint ceux qui sont en souffrance à s'isoler encore plus, pour ne pas avoir constamment à s'excuser de ne pas avoir le moral.
Ce qui m’aurait aidée à esquisser un sourire, cela aurait été, peut-être, que ceux qui m’entourent fassent preuve d’empathie et reconnaissent ma peine, plutôt que de me faire sentir que je les gênais. À ce sujet, les images sont peut-être plus éloquentes que les mots et je vous conseille deux vidéos très bien illustrées (elles sont en anglais mais il est possible de mettre des sous-titres français en cliquant sur les paramètres de la vidéo Youtube) :
• Cette animation que j’ai découverte grâce à Phoenix parle du pouvoir de la reconnaissance et du fait qu’il est, la plupart du temps, totalement inutile de vouloir « forcer » quelqu’un à aller mieux.
• Cette vidéo illustre parfaitement la différence entre empathie et sympathie : accepter de se connecter à des émotions négatives même quand nous-mêmes allons bien, plutôt que de contempler la situation en observateur extérieur et rationnel.
Mon avis est que ceux qui ne comprennent pas que le deuil prend du temps et qu’il faut se laisser traverser par lui seront toujours désarmés face aux situations difficiles auxquelles les autres ou eux-mêmes seront confrontés. Il faut du courage pour accueillir les émotions négatives et épauler quelqu’un dans l’adversité. De ce point de vue, il est sûrement plus utile d’apprendre à reconnaître les personnes sur lesquelles on peut compter, plutôt que d’en attendre trop de tout le monde.
Moi-même, je ne pense pas toujours avoir été à la hauteur quand certains de mes proches ont vécu des épreuves bien plus terribles encore que le décès d’un grand-parent. La période qui s’étend de ma dernière année de lycée à la fin de mes études a été jalonnée de pertes traumatisantes pour certains de mes amis. Cette première confrontation « réelle » avec la mort m’a marquée pour toujours et je suis encore bouleversée en y pensant aujourd’hui. Je revis cette souffrance infinie, cette incompréhension, décrite dans un des livres que j’avais lu à l’époque, Martin cet été, où l’écrivain Bernard Chambaz parle de la mort soudaine de son fils de 17 ans dans un accident de voiture. Et malgré tout, je pense que je n’ai pas pris pleinement conscience du temps long du deuil, de la nécessité d’être là en continu pour mes amis, même si la vie normale semblait reprendre son cours. Je n’ai pas non plus remis en question certains lieux communs que j’avais intégrés (« Il faut être fort, ne pas pleurer devant l’autre ! »). Mais j’espère qu’ils me pardonnent, et que j'apprends avec le temps qui passe, pour ne plus commettre les mêmes erreurs.
Une autre chose qui rend beaucoup de deuils difficiles, c’est que nous essayons souvent d’objectiver, rationaliser et relativiser les pertes. « Il y a pire », « Il était âgé et malade », « Ses enfants n’ont existé que dans sa tête », « C’est mieux d’avoir fait une fausse-couche que d’avoir donné naissance à un enfant en mauvaise santé », « Il vaut mieux avoir des parents divorcés que des parents qui se disputent », « Elle est mieux seule que mal accompagnée »… nous avons sûrement tous été tentés un jour de dire cela. Pourtant, cela revient à invalider la peine de notre interlocuteur et à le priver de son deuil. Et qui sommes-nous pour juger de la souffrance d'autrui ? Par exemple, une de mes connaissances a, aujourd’hui encore, les larmes aux yeux quand elle me parle de son chien mort depuis plusieurs mois. Je me dis en l'écoutant que chacun vit les épreuves qu'il traverse comme il peut, à son rythme, et qu'il n'est pas en mon pouvoir d'accélérer le processus. Ce que je juge personnellement être important ou « vraiment » grave est absolument hors de propos quand je suis face à une personne qui souffre et d'ailleurs, elle ne me demande pas de valider la légitimité de son deuil mais de l'écouter. En refusant de reconnaître la perte de l'autre, je ne fais qu'augmenter sa peine et entraver sa progression vers l'acceptation et la paix avec sa situation. Il me semble qu'un monde où le deuil ne serait plus interdit ou tabou serait plus doux pour tous.