Si l’expérience de l’infertilité est si douloureuse, c’est que nous avons internalisé depuis le plus jeune âge un certain nombre de contre-vérités : que la reproduction est l’acte le plus naturel – donc le plus simple – du monde, que nous pouvons en ce domaine tout maîtriser, et que la médecine est toute puissante. Personne n’est préparé à l’épreuve que représente l’échec d’un projet d’enfant. Je m’en suis longtemps voulu d’avoir été aussi naïve. Aujourd’hui, je pense que la responsabilité d’une telle ignorance n’est pas individuelle mais collective. Il est urgent d’agir pour éveiller les consciences, à une époque où l’âge de la première grossesse est de plus en plus tardif et où l’on soupçonne les facteurs environnementaux d’influencer négativement notre fertilité.
Je me souviens d’un déjeuner avec une collègue mère de deux enfants, qui conseillait à un collègue plus jeune de profiter de sa liberté avant de fonder une famille. Elle a terminé ses conseils avec la phrase : « De toute façon, maintenant, nous pouvons même avoir des enfants après 40 ans, comme la chanteuse Madonna ! ». Je l’ai contredite en lui disant que la médecine n’offrait aucune garantie, mais mon collègue a sûrement plutôt retenu les conseils enjoués de la mère de famille que ma remarque rabat-joie.
À mes yeux, ce mirage a en partie son origine dans la libération sexuelle qui a suivi l’avènement de la contraception dans les années 1960. Comme le disent si bien les auteurs du livre Le couple face à l’infertilité, « l’efficacité de la contraception a donné l’illusion trompeuse que les humains avaient une parfaite maîtrise de leur fertilité ». Le slogan a été mis en avant : « Un bébé quand je veux ! ». Il serait plus juste de dire aujourd’hui : « Un bébé quand je peux (encore) ». Avoir un enfant, ce n’est pas un droit, ce n’est pas un dû. La nature ne nous doit rien. Attention, je ne conteste nullement le recours à la contraception qui a été une avancée majeure dans le mouvement de libération des femmes. Je dis simplement qu’il serait salutaire de prendre conscience que la conception se pilote beaucoup moins bien que la contraception.
Je me demande à qui profitent ces malentendus : certainement pas à la société, dont l’intérêt est de se perpétuer dans ses enfants. Mais à certains intérêts économiques, sans doute. En témoigne l’offre de deux géants du numérique de payer aux femmes qui souhaitent d’abord se consacrer à leur carrière une partie du coût de la congélation de leurs ovocytes pour remettre une grossesse à plus tard. Intérêt qui est d'ailleurs bien provisoire : je n'ai jamais été aussi improductive au travail qu'en période de traitements, obnubilée par les rendez-vous et les prises médicamenteuses, en recherche désespérée de soutien psychologique pour panser les plaies de ma détresse sans fond.
Cela me mène à une autre raison d’aveuglement : il est plus agréable de se bercer d’illusions que de se confronter à une réalité difficile. De ce fait, les chances de succès de l’assistance médicale à la procréation sont souvent surestimées. Il est plus rassurant de penser que la nature peut être contrôlée que de se préparer à l'éventualité d'une vie sans enfant. Aujourd’hui, les progrès de la médecine et l’amélioration de notre qualité de vie font qu’une femme se sent encore jeune à 40 ans, sensation de jeunesse qui ne se reflète malheureusement pas dans sa fertilité. Même une femme qui disposerait d’ovocytes « jeunes » cryoconservés n’a aucune garantie que son corps lui permettra d’avoir une grossesse au déroulement normal. Combien de souffrances pourraient être évitées si nous cessions de nous bercer d’illusions ! Comme le dit la psychiatre Monique Bydlowski : « toute la douleur du monde se déverse dans les consultations pour infertilité ».
Dimanche dernier, j’ai passé du temps avec une amie célibataire qui vient de fêter ses quarante ans. Elle me disait qu’elle ne s’imaginait pas vieillir seule et aimerait bien trouver un partenaire, mais qu’elle ne faisait pas « beaucoup d’efforts » pour chercher – ce à quoi j’ai répondu qu’elle n’était pas responsable de sa situation. Elle m’a ensuite dit : « Je devrais chercher, parce que mon horloge biologique tourne ». Je l’ai observée quand nous étions ensemble dans la rue : elle regarde les enfants qui passent d’un air attendri qui me fait penser qu’elle envisage peut-être encore de connaître ce bonheur d’avoir les siens. Comment se fait-il que seuls quelques initiés connaissent la dure réalité ? Je n’ai pas eu le cœur de briser ses rêves en lui disant que ses chances étaient plutôt minces.
Pourquoi un changement de paradigme est-il nécessaire ?
Parce que cela permettrait aux couples qui souhaitent repousser un projet d’enfant de prendre leur décision en connaissance de cause au lieu de considérer comme acquis qu’ils fonderont une famille au moment où ils l’auront décidé. Il est légitime de vouloir remettre un projet d'enfant à plus tard, pour toute une série de raisons, mais c’est une erreur d’un point de vue biologique.
Parce que cela encouragerait les politiques publiques à offrir la possibilité aux couples d'avoir des enfants tôt s’ils le souhaitent, en mettant par exemple en place des dispositifs qui permettent aux jeunes parents de continuer leurs études, de faire des pauses dans leur carrière et d’avoir une sécurité financière. Les femmes qui font des études longues notamment font souvent face à des injonctions contradictoires : rencontrer un partenaire, profiter si possible de leur jeunesse pour voyager un peu, trouver un emploi et bénéficier d'une situation financière stable, et mettre au monde des enfants en une dizaine d’années. C'est très – trop – court.
Parce que cela éviterait aux couples d’orienter certains choix de vie, professionnels notamment, dans l’optique d’une vie avec des enfants, avant de savoir s’ils peuvent en avoir.
Parce que cela permettrait de faire des personnes sans enfants une catégorie de la population qui bénéficie de la même reconnaissance que les parents : une frange de la société acceptée, visible, ayant une valeur propre, dont les droits sont représentés et les besoins respectés.
Lectures intéressantes sur le sujet :
Je recommande DeepL pour les traductions.
- Livre de François Olivennes et Laurence Beauvillard, N’attendez pas trop longtemps pour avoir un enfant, Paris : Odile Jacob, 2008
- Sites sur le revers de la médaille de l’assistance médicale à la procréation : L'autre vérité sur la PMA, La PMA autrement racontée, À quel prix ?, ReproTechTruths
- Article en anglais de Jody Day et vidéo dans laquelle témoignent 7 femmes et un homme de leur expérience « Où sont les voix des personnes qui ont dû renoncer à la parentalité au moment de la célébration des 40 ans de la FIV ? »