J’évoquais dans un article précédent l’état de santé de mon grand-père. Il est atteint d’une maladie neurodégénérative assez répandue mais quasiment méconnue et donc très mal diagnostiquée appelée maladie à corps de Lewy. Je devrais dire qu'il en était atteint, car il est décédé il y a quelques jours, avant que j'aie eu le temps de publier le présent article. Après des années d’errance diagnostique, la maladie a progressé à grands pas en l'espace de quelques mois et il nous a fallu accepter que la science, au stade actuel de la recherche médicale, était impuissante à enrayer son développement.
Aujourd’hui, je me rends compte que j’ai reproduit avec mes grands-parents ce que j’ai reproché à ceux qui n’ont pas su voir ma souffrance de ne pas avoir d’enfant : pendant plusieurs années, je n’ai pas cru que la maladie de mon grand-père était réelle jusqu’à ce qu’un nom soit apposé aux troubles dont il souffrait. Je pensais que les symptômes fluctuants, propres à cette maladie, étaient le signe qu’il manquait de volonté et se laissait aller. J’ai fait avec mes grands-parents ce que j’ai haï chez d’autres : ignoré sciemment leur souffrance, leur peur, leur détresse, leur deuil de leur vie « d’avant ».
J'ai vu mon grand-père partir peu à peu, son langage se déstructurer sous l’effet d’un « choc poétique » si bien décrit par la journaliste Béatrice Gurrey dans son livre sur la maladie d’Alzheimer, « La tête qui tourne et la parole qui s’en va ». Quand mon grand-père n'a plus été en mesure d'habiter à la maison, ce qui a rendu impossibles les interactions quotidiennes avec ma grand-mère, une barrière a semblé lâcher et la maladie a pris le dessus. J'ai vu ses idées suivre de plus en plus un fil qui n’avaient de logique que pour lui. Je l’ai écouté relater des conversations qu’il venait d’avoir avec des gens décédés depuis des décennies, demander à ma grand-mère où était sa femme et m’avouer parfois le voile de confusion mentale qui l’entourait. J'ai senti que la vie banale, faire un pas devant soi ou avaler quand je lui donnais à manger comme à un enfant, devenait une montagne à franchir et un danger permanent. J'ai regardé mon grand-père attaché à sa chaise ou à son lit, et je me suis demandé ce que son cerveau lui faisait miroiter, où il pensait aller quand il se retrouvait seul dans la rue, en pyjama, à 3 heures du matin, ou quand il voulait casser les fenêtres pour s’enfuir de l’hôpital. Parfois, traversé par un éclair de lucidité, il nous avouait qu'il voulait en finir.
Mon grand-père, vers la fin, avait perdu toute mémoire de court terme. Etonnamment, les souvenirs anciens, qui formaient la base de l’identité, étaient restés intacts. Il revivait sa vie d’avant. Il y avait de la poésie et un humour aigre-doux dans ces situations où il semblait sortir du passé. Il demandait par exemple à son visiteur à l’hôpital, venu seul, d’appeler le reste de la famille à table pour manger la tarte flambée qui était prête. Ou bien il s’énervait et demandait où on avait caché sa caisse à outils. Encore à la maison, il avait été un jour apeuré de voir une foule qui faisait la queue dans le couloir pour aller aux toilettes alors qu’il n’y avait évidemment personne. J’ai lu le témoignage d’une femme dont le mari, après des années de maladie, et quelques semaines avant sa mort, a dit qu’il était fatigué de travailler et qu’il voulait prendre sa retraite.
Il y avait aussi une certaine cocasserie dans les échanges entre mes grands-parents : mon grand-père débitait à ma grand-mère des phrases sans queue ni tête qu’il n’arrivait pas à articuler, dont elle n’entendait pas la moitié et cherchait en vain le sens. Ils sont restés, somme toute, fidèles jusqu'au bout à la relation qu’ils avaient eue toute leur vie : elle, aimante mais aussi têtue et autoritaire, agissant sans cesse pour se sentir utile et s’empressant de coiffer ses quelques cheveux en bataille dès qu’elle entrait dans sa chambre d'hôpital, apportant des chaussons dont il n’avait que faire, cloué dans son fauteuil, demandant chaque minute s’il n’avait pas froid et donnant des conseils aux infirmières ; lui ne comprenant pas pourquoi elle s’affairait autant, s’agaçant pour qu’elle se calme. En voyant ma grand-mère ainsi essayer de comprendre l’inintelligible et s’attarder sur des détails pratiques sans importance, je me suis demandé si elle se rendait compte à quel point il était malade. Peut-être que non, parce qu'elle n'avait pas les clés pour comprendre ce qu'est une maladie neurodégénérative, ou bien encore parce qu'elle était dans le déni – la nouvelle de sa mort l'a terrassée. Et peut-être que oui, mais que le sentiment d’impuissance était insupportable et qu'elle devait le compenser en étant dans l’action, même si c’était absolument inutile.
J'ai rendu visite à mon grand-père une semaine avant sa mort. Il passait une journée très nébuleuse et il a été quasiment impossible de communiquer verbalement avec lui. Il était ailleurs, perdu dans les méandres de son cerveau entravés par ces corps de Lewy qui donnent leur nom à la maladie. Alors, j’ai simplement tenu sa main pendant qu’il somnolait et vivait ses rêves. Je le surveillais en craignant à chaque seconde que son infection pulmonaire lui coupe la respiration. Peu avant mon départ, dans son demi-sommeil, il m’a caressé le bras avec le pouce, lui qui était devenu plus frêle qu'un roseau et qui ne pouvait plus faire le moindre mouvement seul. Me voyait-il, ou bien autre chose ? Après coup, je prends cela comme son adieu. J'ai quitté sa chambre en larmes : il était insupportable de voir la vie le quitter en le faisant traverser un tel supplice. Je pleurais aussi le grand-père que je connaissais, car il avait déjà disparu.
Le soir de son décès, j'ai regardé le ciel de la nuit claire d'été et j'ai convoqué la belle et longue vie qu'il avait menée. Mes souvenirs d'enfance avec lui sont associés à beaucoup de joie. La passionnante rabbin Delphine Horvilleur, parlait de la confrontation des générations et des différents mondes qui constituent la vie et l’identité d’une personne. De mon grand-père, j'ai hérité l'amour de la nature et des balades en forêt. Je me surprends parfois à regretter de ne pas lui avoir offert la joie d’un arrière-petit-enfant.
Dans son malheur, mon grand-père a eu la chance de ne passer que ses derniers mois ballotté d'hôpitaux en EHPAD. Il aura vécu presque 80 ans dans le même appartement, se considérant sans doute encore comme un « invité » deux ans après son emménagement dans un logement plus adapté. Il est parti comme il a vécu, sans faire de bruit, comme pour nous déranger le moins possible, deux jours après être entré définitivement en EHPAD, dans « sa » ville, avant que toute sa famille ne se disperse pour les vacances d'été. Le jour de l'enterrement a été une belle journée ensoleillée, une de celles qu'il affectionnait tant, et la cérémonie à l'église a été à son image, simple et tournée vers la vie.
J'ai voulu voir mon grand-père une dernière fois avant la fermeture du cercueil. Il avait un air apaisé, délivré de souffrances, contrastant avec son visage torturé des derniers jours. Cela a été un expérience surréelle, philosophique, que de voir un corps déserté par la vie. Cela rendait aussi sa mort plus tangible. Bien que je n'aie rendu visite à mon grand-père que quelques fois par an, il était rassurant de savoir qu'il vivait et que je pouvais lui parler ou le voir si je le souhaitais.
Quand je pense à son apaisement me vient le dernier (et le plus sublime) mouvement du Requiem de Brahms composé sur un texte de l'Apocalypse de Jean « Selig sind die Toten, die in dem Herrn sterben » : « Heureux dès à présent sont ceux qui meurent dans le Seigneur. Oui l’Esprit dit : qu’ils se reposent de leur travail, car leurs œuvres les accompagnent ».