À l’occasion de la nouvelle année, j’aimerais continuer la série des citations avec un autre texte que j’ai lu pendant les vacances : « Là où le cœur attend » de l'écrivain, poète et traducteur Frédéric Boyer. Il s’agit d’un plaidoyer pour l’espérance, quoi de mieux pour commencer 2019 ?
C’est un livre ardu à lire mais écrit avec pudeur et une grande délicatesse.
Jamais évoquée en détail, une dramatique expérience de complet désespoir qu’a vécue l’auteur transparaît en filigrane tout au long du texte :
« Je n’attendais plus rien. Ni rêve ni conquête. Je ne savais plus de quel côté me tourner. Mon esprit lui-même avait cessé d’envisager différentes directions possibles. (…) Je n’éprouvais plus cette curiosité, cette ivresse parfois, qu’il nous arrive de connaître devant toutes les directions offertes par l’existence. »
« Régulièrement quelque chose de sombre persiste. Un sentiment d’échec diffus. (…) Ce que le monde moderne a appelé dépression très justement, et pour ainsi dire très platement. Cette absence de sommets à gravir. »
« Comment vais-je continuer à vivre alors que la vie me décrée, me défait ? (…) À cet instant, quelque chose n’est plus. Une proposition manque. (…) Cette vue-là d’un horizon possible m’aurait donné le courage de penser ce qui n’était pas encore. »
« Ce que nous nommons désespoir n’est peut-être que cette impuissance à recevoir et à vivre la fragilité du monde, cette incapacité à imaginer la seule chose possible : un recommencement. »
Frédéric Boyer décrit son cheminement vers l’espérance :
« Pas d’espérance sans l’expérience sensible d’une certaine pauvreté spirituelle, d’une insatisfaction que j’aimerais qualifier de messianique parce qu’elle serait comme la cicatrice vive de l’attente, sans un sentiment de solitude certain, sans un certain désert et un certain sentiment d’injustice. »
« Le salut, s’il existe, s’il demeure mystérieusement à notre portée quoi que nous pensions, ne s’atteint jamais sur une voie royale. C’est tout un chemin escarpé, et sur lequel nous trébuchons. »
« De toutes les énigmes, c’est la seule énigme. L’énigme de la vie qui place dans le cœur des hommes une proposition, celle d’aller de l’avant, de chercher, de remettre en cause, de poursuivre et de (re)commencer différemment, de persévérer ailleurs ou de continuer à avancer. »
L’auteur tente de donner un sens à son expérience :
« Vivre c’est traduire. (…) Ainsi la vie nous apparaît comme un langage dont nous n’avons pas toujours, ou perdons parfois, l’usage en parlant notre langue. (…) Et dans tout malheur traversé, nous faisons l’expérience d’avoir à traduire ce qui nous arrive. (…) Pour échapper au chagrin, il faut trouver la force de se déplacer, c’est-à-dire de bifurquer, de se réorienter. (…) Nous vivons seuls nos souffrances, et pourtant notre devoir est de les traduire aux autres ou d’attendre des autres de les traduire, comme nous avons nous-mêmes à comprendre celles des autres. »
« Nous nous sentons si souvent sales dans le malheur, si régulièrement salis dans le désespoir. Or ce vieux texte (le Livre de Job), cette antique prière, prétend que celui qui parvient à parler dans la détresse n’est plus impur ou souillé, disons même que, prenant la parole, il sort de sa condition d’impureté, de souillure. Par la prise de parole, il combat, il accepte l’affrontement. Il n’a plus que cela pour être et paraître : la parole. »
Frédéric Boyer se fait l’avocat de l’espérance dans un monde qui ne la tient plus en estime :
« L’espérance, nous ne l’aimons plus. (…) C’est une étrange particularité de notre monde que d’avoir à ce point délaissé et déclassé l’espérance. »
« À ne considérer l’espérance que sous le mode de l’illusion, de la déception, à ne vouloir comprendre l’espérance qu’en raison des errements supposés qu’elle nous ferait subir, on oublie trop volontairement ce que réalise l’espérance : l’action même de l’espérer sur la vie. »
« Celui qui espère a longtemps été, autrefois, non seulement celui qui se confronte avec le démesuré, mais aussi et d’abord celui qui affronte la radicale incertitude de l’existence. »
Selon l’auteur, la raison pour laquelle l’espérance doit être réhabilitée est que, contrairement à l’espoir, elle n’est non pas le souhait d’une réalité concrète mais la condition de la vie.
« L’espérance ne vient pas nous offrir ce que nous avons imaginé, ce que nous attendions, mais elle s’apprête à résoudre ce qui est insoluble à l’instant même où nous sommes défaits de nos propres attentes, de nos propres pensées. (…) Il ne s’agit pas de renoncer à tout espoir mais de le délier de toute représentation et imagination. Ce que nous sommes appelés à sauver de l’espérance, c’est cela que nous n’étions pas en situation d’attendre : l’inespéré. »
« Pour accepter d’espérer, je dois reconnaître que l’excès promis vers lequel je tends sera aussi la marque, la cicatrice de la perte que j’ai traversée. (…) L’espérance conduit à une dépossession qui seule ne se contente pas de permettre une restitution à l’identique, mais excède les représentations et les capacités représentatives de la personne. »
« Espérer c’est ainsi rendre une dignité à notre situation de détresse en l’absence d’action visible. (…) Espérer, c’est une forme de l’action. (…) (L’espérance) ne repose pas sur un idéal abstrait ou un pari mais requiert de chacun un travail sur l’aujourd’hui, sur la raréfaction des formes possibles du monde, pour ne pas laisser l’histoire à ses tragédies, pour lutter contre les conditions sociales, économiques, qui aliènent les hommes et les divisent dans leur usage même du monde. »
L’espoir et l’espérance, deux mots différents (une particularité de la langue française) pour deux propositions diamétralement opposées : l’un est la crispation sur un objet déterminé, tandis que l’autre ne veut rien mais permet d'affronter l’expérience du vide tout en étant une promesse de recommencement.
Comme c’est vrai. L’infertilité m’a appris à détester l’expression « l’espoir fait vivre ». L’espoir, quand il est vain et sans cesse déçu, peut être destructeur. Vivre chaque mois un anéantissement, se sentir de façon répétée stupide et naïve d’avoir cru à une promesse mensongère, est le chemin vers une détresse sans fond. À quoi sert l’espoir quand il n’est plus raisonnable d’y croire, sinon à se sentir flouée et abattue quand l’échec point ?
J'ai compris que l’espérance salutaire est celle de la foi en un recommencement outrepassant les frontières de ce qu'on avait cru possible. Dans mon cas, la foi en une vie heureuse et remplie même sans enfant.
Je souhaite donc que l'espérance soit à vos côtés pour 2019. Pas forcément un nouveau départ ou un changement radical – je me suis souvent demandé pourquoi la simple adition d'un chiffre à l'année calendaire était porteuse de tant de promesses, souvent déçues… sans doute est-ce parce que nous aimons les symboles – mais la douce et rassurante certitude que notre vie vaut la peine d'être vécue pour ce qu'elle est.
Sur le sujet de l’espoir en lien avec l’infertilité, je recommande la lecture des articles d’Elaine, de Lisa Manterfield et de Mali.