Il y a certaines journées qui donnent plus de matière à réflexion que d’autres. Jeudi dernier a été l’une d’entre elles.
J’ai d’abord décidé, après beaucoup d’hésitations, d’attirer l’attention de deux collègues, dont la nouvelle mission est de gérer la diversité au travail, sur les femmes sans enfant. Car oui, ma souffrance de ne pas avoir d’enfant a parfois été réveillée à cause de certaines situations vécues dans le contexte professionnel. J’ai pensé à cet article de Jody Day : « Les femmes sans enfant au travail : un enjeu de diversité ignoré mais qui gagne en importance ». Et décidé que, si les personnes concernées n’en parlaient jamais, il y avait peu de chances que les choses changent. Maintenant que je suis plus avancée dans mon cheminement, je peux en parler sans craindre de m’effondrer ni éprouver de honte.
La réaction de mes collègues a été à la hauteur de la confiance que j’avais placée en elles. Nous avons eu une discussion très émouvante, apaisée et constructive. Elles n’ont pas cherché à minimiser la souffrance que j’avais dépeinte et ont réfléchi avec moi à des solutions. Elles ont dit des choses très justes, par exemple que les problèmes que je soulevais s’appliquaient à beaucoup d’autres cas : les personnes en deuil d’un proche, celles qui donnent naissance à un enfant handicapé, les femmes qui font une fausse-couche, les malades chroniques…
En sortant de mon entrevue avec elles, je suis tombée sur une autre collègue au courant de ma situation. Le dialogue que nous avons eu offrait un contraste saisissant avec le précédent. Je suis sincèrement convaincue qu’elle ne pensait pas à mal. Mais au fur et à mesure que la discussion avançait, je me suis demandé comment, sous couvert de bonnes intentions, il était possible de faire preuve d’aussi peu d’empathie et d’intelligence émotionnelle. Voici les réponses que j’aurais aimé lui donner si je n’avais pas compris depuis longtemps qu’elle ne changera jamais :
« Ah, c’est super, maintenant que (problème X en lien avec le travail) est résolu, vous allez vous détendre et, qui sait, peut-être que vous serez bientôt trois ! »
Pour la millième fois, quand va-t-on arrêter de rejeter la faute sur les couples en leur lançant à la figure qu’ils sont responsables de leur infertilité parce qu’ils ne se détendent pas assez ? Ces quatre dernières années, nous nous sommes beaucoup détendus. Nous sommes partis en vacances au moins dix fois. Nous avons bu de la tisane de verveine et de camomille. Je me suis mise au Qi Gong. Nous sommes allés à la piscine et au sauna. Pourrait-on m’expliquer comment certains couples font pour avoir deux, trois, quatre enfants, si le stress du quotidien joue un rôle contraceptif ?
« Tu sais, on peut parrainer un enfant en Afrique. »
Revenons aux fondamentaux : ce n’est pas parce que je n’ai pas d’enfants que je dois expier une faute et m’acheter le droit de vivre sur cette Terre en faisant de l’humanitaire. Je ne dois absolument rien à la société, à laquelle je contribue à ma manière. Si ma manière, c’est chanter dans une chorale, écrire un blog, inviter mes amis à dîner ou travailler dans la recherche, c’est mon droit le plus strict.
De fait, il se trouve que je donne chaque mois de l’argent à l’UNICEF depuis que j’ai commencé ma vie professionnelle et que je parraine depuis 2 ans un enfant au Sénégal, parce que je suis convaincue que l’éducation est la clé du développement (même si je ne me fais pas d’illusions sur l’impact réel de mes quelques deniers). Mais comment peut-on penser une seconde que cela puisse atténuer le deuil de ne pas avoir d’enfants ? Ma filleule m’écrit en moyenne une fois par an, contrainte et forcée par l’école, en commençant sa lettre par « Chère (mon nom de famille) », parce qu’elle n’a même pas compris que mon prénom était Léa… pour le lien affectif, on repassera !
« Ne pas avoir d’enfants, c’est très bien aussi. Et puis quand je pense à l’avenir du monde, c’est plus raisonnable. »
Suis-je en droit de trouver cette réflexion peu crédible, voire particulièrement déplacée, venant d’une femme qui a elle-même eu plusieurs enfants et m’annonce débordante de joie la naissance de chacun de ses petits-enfants ?
« Peut-être que ça marchera quand tu ne voudras plus d’enfant, à quarante ans (rires) ! »
Là, j’avoue que, même après coup, je ne sais toujours pas quoi répondre à une remarque si pathétique.
« Vous envisageriez l’adoption ? En ce moment il y a plein d’enfants en Biélorussie. »
J'ai vaguement l'impression qu'on est en train de parler des dernières soldes… Et je commence dès aujourd’hui ma formation pour gérer certains enfants traumatisés présentant de sévères troubles de l’attachement.
Plus sérieusement, l’adoption est une démarche tellement différente de celle de devenir parent biologique que chaque couple devrait être laissé libre de décider s’il a les reins assez solides pour se lancer dans cette aventure.
« En tout cas, je te sens plus détendue depuis quelques temps, c’est bien. »
Oui, eh bien, ce n’est pas grâce à (et même plutôt malgré) des discussions surréalistes comme celles-ci avec des personnes qui ne comprendront jamais que ce qui m’a aidé, c’est d’accepter d’embrasser un autre destin plutôt que de m’épuiser à espérer vainement. Phoenix a justement posté un lien vers une vidéo tellement vraie, applicable à tous les cas de deuil : « Comment le simple fait de reconnaître la douleur d'une personne peut l'aider bien plus que d’essayer de lui remonter le moral ».
En rentrant chez moi, j’ai découvert dans ma messagerie le mail d’une amie qui a posté sur un réseau social la photo de l’échographie de son bébé à 3 mois. Elle m’écrit pour s’excuser et me dire qu’elle pense à moi. Je suis touchée par son attention, et en même temps je ne peux pas m’empêcher de penser : il y a sûrement d’autres personnes que son post fera souffrir, et à qui elle n’a pas envoyé de mail car elle n’est pas au courant de leur situation. Et je me dis aussi qu’à trois mois de grossesse, rien n’est encore joué. J’imagine que je ne m’habituerai jamais à cette confiance aveugle dans le caractère planifiable d’une grossesse.
Peut-être que cette journée quelque peu kafkaïenne avait été annoncée dès le matin quand j’ai écrit à mes collègues mon message sur la diversité au travail. Je cherchais un article en allemand qui corroborerait mes propos. En entrant « involontaire » dans mon moteur de recherche, il m’a proposé : « vie sans enfant », « grossesse » et « enfant ». Eloquent sur les préoccupations des gens, non ?