Aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours représenté ma vie future entourée d'enfants. Devenir mère n’était pas un souhait mais une évidence. Le désir d’enfant ne s’est manifesté qu'au bout d'un certain temps, quand j'ai pris conscience que mon rêve pourrait ne pas se réaliser si facilement. C’est comme si l’expérience de l’infertilité m’avait ouvert les yeux. Quelque chose s’est brisé en moi, résultant en la fin de ce que j’appellerais une période d’innocence. Même si la vie nous offre un jour un enfant, l’infertilité, tout comme la maternité l’aurait fait, a fait de moi pour toujours une personne différente et je vois la vie par un nouveau prisme. J’ai ressenti le besoin de marquer cette frontière entre la personne que j’étais avant et celle que je suis aujourd’hui : mon caractère s’est affirmé et je me suis autorisée à faire plus attention à moi et à me protéger si besoin ; j’ai fait couper court mes cheveux en me promettant de ne plus jamais les laisser pousser – cela est pour moi le symbole que je ne serai plus jamais la personne naïve que j’ai été.
Désormais, le monde est à mes yeux divisé en deux. Pas entre parents et non parents, mais entre les personnes pour qui donner la vie est la chose la plus naturelle et facile du monde, et celles qui ont dû reconnaître que ce n’était pas le cas : d’un côté, une majorité de personnes naïves, qu'elles soient parents ou non ; d’une autre, une minorité silencieuse, les infertiles ainsi que très peu de leurs proches. Seule cette minorité est capable de voir que le chemin vers la parentalité est incertain, pavé de peur, de souffrance et de perte.
Le plus incroyable est que le premier groupe de personnes ignore totalement l’existence du second. Bien sûr, tout le monde sait qu'une chose appelée infertilité existe, mais cette connaissance reste très théorique. Beaucoup pensent qu’il s’agit d’une condition temporaire qui peut être résolue avec l’aide de la médecine. Rares sont ceux qui soupçonnent à quel point cette expérience peut changer une personne et influencer son être, ses sentiments, sa façon de penser et d’agir. Le sujet est tabou, méconnu, ignoré.
D’autre part, les infertiles qui restent sans enfants sont très souvent incapables d’identifier les personnes qui sont de leur côté. Alors que les parents forment naturellement un groupe, se rencontrent dans des lieux comme les écoles et les aires de jeux, bénéficient d’avantages légitimes offerts par la société (dont l’intérêt est de se perpétuer), les infertiles doivent surmonter de nombreux obstacles pour entrer en contact avec des pairs dans leur vie quotidienne. Qui s’en étonnera : il est facile pour les parents de se reconnaître, mais comment un groupe peut-il se constituer sur la base de ce qui manque à ses membres ?
Les infertiles portent un lourd fardeau parce qu’ils sont le plus souvent seuls pour traverser un deuil et faire face à la perte et à leurs rêves brisés. Ils sont confrontés à l’incrédulité et à l’incompréhension de la plupart des personnes qui les entourent, et incapables d’identifier ceux qui traversent la même épreuve qu’eux. En ce qui me concerne, seules les communautés en ligne m’ont apporté une aide notable. Des témoignages des quatre coins du monde m’ont permis de mettre des mots sur mon vécu et donné la force d’envisager une vie accomplie sans enfant. J'ai découvert récemment grâce à Artemise l'expression « mère sans enfant » ainsi que les mots si justes de la psychothérapeute Isabelle Tilmant. Ils ont été pour moi une révélation :
« Cet enfant que vous n’avez pas eu, est en réalité présent en vous ; ça a été l’enfant qui vous aura révélé à vous-mêmes par sa non venue. (…) Il est là cet enfant, il est là depuis le moment où vous avez eu ce désir d’enfant et il a été là encore bien plus présent quand vous avez souffert de son absence. Il est là en permanence encore et encore. C’est important de reconnaître sa présence invisible, sa présence indicible, sa présence réelle. »
Il y a quelques semaines, j’ai déjeuné avec plusieurs collègues. L’une d’elle devait se marier prochainement et voulait garder son nom de jeune fille. Un autre collègue lui a dit : « De toute façon, tu ne fais que repousser la question du choix entre ton nom de famille et celui de ton mari, puisqu’elle se posera à nouveau quand vous aurez des enfants ». J’ai trouvé que cette situation était une parfaite illustration de mes deux mondes : jamais je ne prononcerais une telle phrase. Peut-être ma collègue ne veut-elle pas d’enfant, peut-être sait-elle déjà qu’elle ne pourra jamais en avoir. Mais pour mon autre collègue, il n’y a de doute ni sur le fait qu’un couple marié veuille des enfants, ni sur la possibilité que ce désir puisse être contrarié. J’essaie de ne pas juger ces personnes trop sévèrement : avant, j'étais ignorante et pensais comme eux. Mais j’espère qu’un jour, l’infertilité sortira de l’anonymat, afin d'éviter de placer en soi-même et dans les autres des espoirs vains et de ménager la sensibilité des personnes qui traversent la crise existentielle que représente la prise de conscience qu'on ne donnera peut-être jamais la vie.
Liens
- Livre de l'ethnopsychiatre Geneviève Delaisi de Parseval, Voyage au pays des infertiles : 9 mois dans la vie d’une psy, Paris : Odile Jacob, 2014
- Emission la Tête au Carré sur France Inter « Regards sur l'infertilité : Geneviève Delaisi de Parseval y évoque l'idée selon laquelle les infertiles sont un objet ethnographique à part entière. Ils ont leur vocable (IAC, FIV, TEC, ICSI…) et leurs conditionnements, et constituent une sorte de « monde parallèle ».
- J’ai eu la chance de pouvoir poster ce premier article en anglais sur le blog de Klara. Je l'ai un peu adapté pour cette version française.