À plusieurs reprises ces derniers mois, je me suis rendu compte à quel point notre propre vécu affecte notre vision du monde et conditionne nos réactions.
Je discutais par exemple avec une amie de la chorale qui me parlait des circonstances dans lesquelles elle a eu ses enfants, aujourd’hui adolescents. Au moment où elle me racontait la surprise qu’elle avait eu de constater qu’elle attendait des jumeaux, une autre choriste, qui se trouvait près de nous et avait écouté d’une oreille distraite notre conversation, s’est jointe à nous. Il s’en est suivi un dialogue étonnant : elle croyait que mon amie venait de m’annoncer sa grossesse et la congratulait joyeusement, tandis que cette dernière pensait qu’elle la félicitait d’avoir relevé le défi d’élever des jumeaux. J’observais la scène embarrassée, ayant bien compris qu’il y avait un malentendu, jusqu’à ce que mon amie se rende compte de la méprise à la question : « L’accouchement est prévu pour quand ? ». Quand j’y repense, il me semble à la fois absurde et poétique que quelqu’un se soit réjoui avec un tel enthousiasme d’une grossesse qui avait eu lieu 15 ans auparavant. Pour moi, cette naïveté est propre à la plupart des personnes jeunes qui n’ont jamais été confrontées elles-mêmes ou via leur entourage aux questions de fertilité. Je ne sais pas sinon comment m’expliquer qu’on ne se rende pas compte du caractère extrêmement improbable de la grossesse d’une femme de 55 ans. Sans doute cette attitude naïve m’agace-t-elle aussi car je crois m’y reconnaître 10 ans plus tôt, et je me demande comment la société peut tolérer de laisser des lacunes aussi importantes dans l’éducation des jeunes sur la reproduction humaine.
J’avais déjà échangé quelques mots avec la choriste en question peu après son arrivée dans notre chorale, il y a quelques mois. Elle m’avait expliqué qu’elle et son mari étaient musiciens, et qu’elle avait commencé cette année un master au conservatoire régional. Spontanément, elle avait ajouté : « Oui bon, un master à 30 ans, c’est un peu tard, mais j’ai déjà un enfant. » Lors de la discussion avec mon amie, elle a une nouvelle fois semblé vouloir prévenir un reproche que personne ne s’apprêtait à lui faire en disant : « Nous n’avons pas encore de deuxième enfant parce que notre situation professionnelle n’est pas très stable ». Cette attitude s’explique sans doute par les questions indiscrètes que doivent lui poser régulièrement certains de ses interlocuteurs. Et en même temps, cela me rend triste et révoltée qu’encore aujourd’hui, en 2019, une jeune femme se sente obligée de se justifier de ne pas se conformer à ce qu’elle a apparemment intégré comme « norme sociale » (et je suis un peu agacée aussi que l’on me croie capable de faire la moindre réflexion allant dans ce sens). Le spectre des possibles de la vie des femmes s’est élargi, mais ce que la majorité perçoit comme acceptable n’a pas bougé. Nous aurons vraiment avancé quand les femmes n’auront plus le sentiment de devoir se justifier devant de parfaits inconnus sur leurs choix de vie.
Au travail non plus, les situations démontrant les différentes sensibilités des gens ne manquent pas. Récemment, j’assistais à une réunion au travail quand une douleur soudaine m’a foudroyée – due à un kyste fonctionnel, petit souvenir mens(tr)uel du citrate de clomifène, me semble-t-il, car je n’avais jamais eu le moindre problème de ce côté-là avant la PMA. J’ai dû sortir un moment de la salle car je ne pouvais plus rester assise. À la fin de la réunion, une de mes collègues est venue vers moi et m’a très gentiment demandé si j’allais mieux. Elle m’a dit : « Tu peux venir dans mon bureau si tu as besoin d’aide, par exemple j’ai de quoi manger si tu as une fringale. » J’ai compris qu’elle pensait que j’étais enceinte. Cette collègue rentre de congé maternité suite à une grossesse difficile. Son vécu a donc influencé son « diagnostic » sur la raison de mon curieux comportement. À l’inverse, mon jugement des choses est influencé par mon expérience. Si je croise dans la rue un couple avec des jumeaux, je pense automatiquement qu’il a eu recours à la PMA. Et quand j’entends la choriste de ma première histoire parler d’attendre que sa situation professionnelle se stabilise avant de penser à un deuxième enfant, je trouve ses arguments tout à fait fondés, mais j’espère qu’elle ne regrettera pas un jour d’avoir naïvement cru qu’il suffisait d’attendre le moment propice pour enfanter d’un claquement de doigts.
Notre perception de la réalité étant conditionnée par notre vécu, elle est forcément relative et partielle. Chacun est prisonnier de sa subjectivité et nous ne pouvons pas raisonnablement attendre que les autres se mettent à notre place dans toutes les situations. Je pense aussi que chacun de nous mène un combat secret dont les autres n’ont pas conscience. Je tente de me le répéter avant de juger les gens ou de trop en attendre d’eux.
Et pourtant, il me semble que plus nous gagnons en expérience (directement ou par l’intermédiaire de nos proches), plus le champ des possibles de nos perceptions s’élargit. Faut-il en déduire que notre capacité d’empathie est dépendante de cette expérience ? Hier, je parlais avec une jeune collègue que je connais très peu et j’ai découvert au détour de la conversation qu’elle avait deux enfants adolescents. Elle a semblé très surprise que je ne le sache pas (Croit-elle que je parle d’elle avec d’autres collègues derrière son dos ? Ou qu’il est normal qu’elle ait des enfants car tout le monde en a ?). Elle n’a pas tardé à me demander si, moi aussi, j’étais mère. Quand je lui ai répondu par la négative, elle m’a dit que c’était une bonne chose car on était plus tranquille sans enfants. Je comprends son point de vue : elle a dû avoir ses enfants très jeunes et n’a peut-être pas connu cette période de relative liberté au début de la vie d’adulte que beaucoup idéalisent après coup. Et en même temps, cela m’agace que l’empathie soit toujours du même côté. Comme le dit Mali dans un de ses articles : il est difficile de trouver un équilibre entre notre propre sensibilité, empathie et ouverture d’esprit dans les discussions. J’ai répliqué à ma collègue que cette prétendue tranquillité n’était pas toujours assurée, par exemple dans le cas où un couple aurait voulu des enfants. Mais je pense qu’elle n’a même pas compris ma réponse, elle a eu l’air mal à l’aise et s’est empressée de couper court à la conversation.
Cela m'a fait penser à la chercheuse américaine Brené Brown, qui a beaucoup travaillé sur la vulnérabilité et la honte. Elle affirme que les personnes infertiles font partie des principales « victimes » de ce qu’elle appelle « empathy failure », « échec de l’empathie ». Je pense que notre société a effectivement défini un champ très précis de sujets jugés dignes d’empathie, et que le reste est complètement ignoré, minimisé, rendant certains deuils non légitimes et extrêmement difficiles à traverser. Klara a cité dans son blog la phrase d'un article qui m'a parlé : « Il est déshumanisant de vivre sa vie sans être remarqué ». Et pourtant, l'acceptation me donne la force, avec le temps qui passe, d'en attendre moins des autres pour ne pas me sentir en permanence blessée, et la faculté d'apprécier pleinement ceux qui me montrent que je compte pour eux. Il me semble que c’est un état d’esprit salutaire que l’on soit infertile ou non.